TOUT EST DIT

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samedi 27 septembre 2014

Critique de Sin City 2, un film de Robert Rodriguez et Frank Miller

Une décennie après le premier Sin City qui fut une claque au niveau visuel comme narratif, Robert Rodriguez et Frank Miller reviennent avec un second opus qui s’annonce tout aussi noir…

Synopsis

Dans une ville où la justice est impuissante, les plus désespérés réclament vengeance, et les criminels les plus impitoyables sont poursuivis par des milices.
Marv se demande comment il a fait pour échouer au milieu d’un tas de cadavres. Johnny, jeune joueur sûr de lui, débarque à Sin City et ose affronter la plus redoutable crapule de la ville, le sénateur Roark. Dwight McCarthy vit son ultime face-à-face avec Ava Lord, la femme de ses rêves, mais aussi de ses cauchemars. De son côté, Nancy Callahan est dévastée par le suicide de John Hartigan qui, par son geste, a cherché à la protéger. Enragée et brisée par le chagrin, elle n’aspire plus qu’à assouvir sa soif de vengeance. Elle pourra compter sur Marv…
Tous vont se retrouver au célèbre Kadie’s Club Pecos de Sin City…

Critique

sin_city_2_eva_green_ava_sexy_hotDès les premières images, Sin City nous scotchait à l’écran par le travail impeccable de post production effectué. Sur ce point, Sin City 2 : J’ai tué pour elle ne déçoit pas. Bien au contraire, il reprend les codes du premier opus, en y ajoutant une nouvelle variable : la 3D. Parfaitement maîtrisée, cette dernière renforce encore plus l’identité visuelle du film, rendant le comics encore plus réel, plus vivant. La profondeur est vraiment maîtrisée et apporte un vrai plus au film (pour une fois). Un travail impeccable donc, qui ravira vos mirettes.
Le second point fort de Sin City était sa narration : la vieille ville, Goldie, le fils du Sénateur… Toutes ces histoires s’enchevetraient offrant une lecture très « pulp ». Sin City 2 est construit d’une manière assez similaire, réussissant à reproduire cette narration si typique. Cependant, malgré les 3-4 intrigues, le film semble souffrir parfois d’un petit manque de rythme. Peut-être que le 1er avait le même défaut, mais la claque visuelle nous le faisait oublier. Ici, l’effet de surprise étant passé, on le ressent déjà un peu plus. L’enchaînement des différentes histoires semble aussi moins fluide, moins construite que sur le précédent, donnant un côté plus « patchwork ». Attention cependant à cette narration, car elle est totalement interdépendante du 1er Sin City. Ceux qui l’ont raté doivent donc rattraper leur retard avant d’aller en salle voir Sin City : J’ai tué pour elle, au risque de se retrouver parfois (souvent ?) perdus.
sin_city_2_marv_mickey_rourkeSur le reste, peu est à jeter. Les acteurs sont impeccables (sauf peut-être Jessica Alba, un poil en-dessous des autres), Eva Green est parfaite en femme fatale (et sait nous faire apprécier sa plastique…) et Mickey Rourke incarne toujours le charismatique Marv. Marv qui est moins présent en durée, mais revient comme un fil rouge, explosant toujours l’écran à chaque apparition. Parfois même un peu trop en lumière, reléguant les autres en second plan (et nous laissant un peu trop voir son maquillage qui…n’est pas parfait). Quand à la violence et le sexe, base même de Sin City, ils sont toujours là, sans interruption, et même plus frappants que dans le 1er opus. Rien ne vous sera épargné, tout en gardant le compteur du bon coté du cadran, ne donnant ainsi pas l’impression d’un defouloir visuel comme sur un Machete. Bref, un très bon cocktail !
En conclusion, ce Sin City : J’ai tué pour elle est une claque visuelle, très largement au-dessus de son prédécesseur sur ce point grâce notamment à la 3D. Pour le reste, on est en-dessous, sans non plus tomber dans la facilité. Et n’oubliez pas : si vous n’avez pas vu le 1er, il va falloir se rattraper vite fait, certains points (beaucoup ?) pouvant vous échapper dans ce second opus.



En bonus : découvrez la Masterclass des deux  réalisateurs qui parlent du film Sin City 2 en suivant ce lien !
 

Socialisme français : chronique d’une mort annoncée

Dans les autres pays européens, le socialisme a évolué dans le courant du 20ème siècle vers la social-démocratie. Quel avenir pour l’archéosocialisme français ?
L’échec déjà patent de François Hollande marquera sans doute la fin d’un certain socialisme à la française, peu collaboratif, considérant l’entreprise comme une ennemie, axé sur le conflit et souvent intellectuellement arrogant. Dans tous les autres pays européens, le socialisme a évolué dans le courant du 20ème siècle vers la social-démocratie ou le social-libéralisme. Il ne faut pas chercher de définition stricte de ces termes, mais ils recouvrent une acceptation plus ou moins large de l’économie de marché et une reconnaissance de son efficacité. Le parti travailliste britannique, le SPD allemand, le parti socialiste belge, par exemple, illustrent cette évolution. En Allemagne ou en Belgique, ce sont des coalitions de partis qui gouvernent et il en résulte que les sociaux-démocrates doivent parfois conclure des compromis avec les libéraux ou les chrétiens-démocrates. En Grande-Bretagne, le travaillisme n’a jamais vraiment adhéré au concept de lutte des classes. Le retard important accumulé par le parti socialiste français est lié à l’histoire politique particulière du pays à la fin du 20ème siècle.
Tout à fait à l'image d'un socialisme capitonné.
L’échec du communisme
L’idéologie marxiste, née au 19ème siècle, a donné naissance à deux courants principaux au 20ème siècle : le communisme et le socialisme. Le communisme choisit le concept de dictature du prolétariat pour instaurer des régimes totalitaires (URSS, Europe de l’Est, Cuba, Corée du nord, Chine). Évidemment, dans ces régimes, le pouvoir politique n’appartient pas au prolétariat mais est entièrement accaparé par quelques apparatchiks dirigeant le parti communiste. L’organisation de l’économie, reposant sur une planification rigide, conduit à un échec face au dynamisme des économies occidentales privilégiant la souplesse du marché. Il ne reste rien aujourd’hui des illusions communistes. La Corée du Nord n’est qu’une dictature féroce affamant sa population. La Chine s’ouvre lentement au monde et devra tôt ou tard démocratiser son régime politique. Mais le communisme s’était implanté solidement dans certains pays occidentaux, dont la France. Aux élections législatives de 1945, le Parti communiste français recueille 26% des suffrages exprimés. Il est le parti le plus puissant du pays. Il obtient encore 16% des voix aux élections législatives de 1981. Son déclin définitif sera concomitant de la chute de l’URSS qui lui fournissait un appui logistique et financier. Dans un tel contexte, le parti socialiste devait, pour faire bonne figure, paraître nettement anticapitaliste. Même si sa participation aux gouvernements de la IVème République nécessitait une inflexion vers le réalisme, la base militante restait très manichéenne et voyait l’économie de marché comme un système à encadrer de façon stricte puis à dépasser.
Les nationalisations, cœur de l’ancienne doctrine socialiste
imgscan contrepoints815 Hollande socialismeContrairement au communisme, le socialisme s’accommode d’élections libres mais a pour ambition initiale de supprimer la propriété privée des moyens de production. Les socialistes pensent naïvement que la gouvernance politique, démocratiquement élue, a plus de légitimité pour diriger l’économie que les chefs d’entreprise émergeant de la société civile par leur réussite sur le marché. Si les communistes vouaient un culte à la dictature, les socialistes vouent un culte à l’élection. Cette idée simpliste débouche sur des nationalisations de grandes entreprises lorsque les socialistes sont majoritaires dans un pays. Mais les entreprises publiques ainsi créées ont tendance à s’éloigner de la réalité économique. Elles bénéficient de subventions publiques plus ou moins justifiées. Leurs conseils d’administration comportant de nombreux hommes politiques, leurs décisions sont influencées par les intérêts électoralistes, les alliances politiciennes. Les entreprises publiques apparaissent progressivement moins performantes que les entreprises privées pour une raison évidente : ces dernières doivent s’adapter en permanence aux évolutions en cours (technologiques, organisationnelles, financières, etc.) ou disparaître. Au contraire, des entreprises publiques inefficaces sont artificiellement maintenues par des financements publics (c’est-à-dire les impôts) et agonisent lentement sur plusieurs décennies.
La France, dernier pays à pratiquer des nationalisations
Face à cette réalité, la plupart des partis socialistes sont progressivement devenus sociaux-démocrates ou sociaux-libéraux. Cette terminologie très vague recouvre au moins deux réalités : ils ont renoncé à faire de la propriété collective des moyens de production l’élément essentiel de leur doctrine et ils reconnaissent l’efficience du marché. Les Français ont été les derniers à pratiquer des nationalisations doctrinales de type socialiste en 1981-82 lors de l’accession au pouvoir de François Mitterrand. Ils ont alors été la risée du monde entier, et en particulier des Européens, car tous les sociaux-démocrates avaient déjà abandonné le concept de lutte des classes et la vénération de l’entreprise publique. La politique de François Mitterrand a pourtant suscité un grand enthousiasme dans le « peuple de gauche » et ce personnage ambigu reste aujourd’hui encore une sorte d’icône chez les militants socialistes. Les idées reçues ont une force incontestable en politique : tout ce qu’a fait Mitterrand a dû être détruit (privatisations, augmentation de l’âge de la retraite), mais l’homme suscite toujours l’admiration à gauche.
Les prises de participation publiques succèdent aux nationalisations
L’abandon du concept de propriété collective des moyens de production réduisait le corps de doctrine socialiste à très peu de choses. Il subsiste aujourd’hui deux éléments essentiels : les participations publiques et la redistribution. La formation financière aidant, nos socialistes se sont aperçus qu’il n’était pas nécessaire d’utiliser le grand tapage des nationalisations pour prendre le contrôle d’une entreprise. Il suffit pour cela de disposer d’une participation suffisante dans le capital et de l’outil permettant d’acquérir ces participations. La Caisse des dépôts et consignation a d’abord servi à cet usage puis ont vu le jour l’Agence des participations de l’État (2004) et la Banque publique d’investissement (2012). Ces prises de participation s’effectuent en respectant les règles du jeu du marché. Elles n’ont pas le caractère autoritaire et confiscatoire des nationalisations. Les partis de droite les utilisent également. La gauche, de ce point de vue, n’a pas une forte originalité.
L’ambition redistributive
Le second aspect du socialisme actuel est l’ambition redistributive. Les socialistes pensent qu’ils doivent « réduire les inégalités » en jouant avec l’énorme machine publique de prélèvements et de dépenses. Rappelons qu’en France les prélèvements obligatoires représentent 46% du PIB et les dépenses publiques 57%. Là encore, si les discours cherchent à être clivants, la pratique du pouvoir ne permet pas de faire apparaître de différences majeures entre droite et gauche. Le recul des prélèvements obligatoires suppose en effet la diminution des dépenses publiques. C’est là que le bât blesse : diminuer les dépenses publiques pour un homme politique, c’est diminuer sa capacité d’action, donc réduire son pouvoir. Les femmes et les hommes attirés par le pouvoir politique, qu’ils soient de gauche ou de droite, n’ont évidemment pas une forte propension à abandonner la puissance que leur donne la maîtrise de l’argent public, c’est-à-dire de l’argent des autres, accaparé par la violence légale. Les prélèvements obligatoires ont donc presque toujours augmenté et lorsqu’ils ont diminué, il s’agissait d’une réduction faible (1 ou 2% de PIB) et temporaire.
contrepoints 735 socialismeLa dissipation de l’illusion socialiste
Lorsque François Hollande arrive au pouvoir en France en 2012, il ne reste donc pratiquement rien de la doxa socialiste traditionnelle. Les élites socialistes le savent mais les militants de base l’ignorent pour la plupart. Quant aux sympathisants, ils n’ont que faire de l’idéologie. Ils attendent des résultats c’est-à-dire des prestations publiques nouvelles. Depuis une trentaine d’années, ces prestations (santé, retraite, fonctionnaires d’État ou territoriaux) ont été financées par l’endettement public. Il atteint aujourd’hui le chiffre symbolique de 2 000 milliards d’€, se dirigeant ainsi rapidement vers les 100% du PIB. Le quinquennat de Hollande marque la fin ultime de ce type de socialisme car notre Président n’a plus aucune marge de manœuvre budgétaire pour distribuer les prestations publiques nouvelles qui sont la contrepartie attendue par les électeurs de leur vote socialiste. Le socialisme va perdre ses électeurs car l’illusion de son efficacité sociale se dissipe.
Mitterrand et Hollande
C’est en cela que Hollande est très inférieur à Mitterrand d’un point de vue strictement politique et hors de toute éthique. Hollande, comme Mitterrand, arrive au pouvoir en utilisant deux moyens : la dévalorisation de l’action et de la personne de son prédécesseur et les promesses de changement social. Ce qui les différencie réside dans la mise en œuvre du second moyen. Mitterrand sait qu’il possède une carte maîtresse pour réaliser ses coûteuses promesses électorales : l’endettement public. Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre lui ont légué une excellente situation financière malgré le ralentissement de la croissance et la montée du chômage à la fin des années 70. La dette publique est de 21% du PIB en 1981 et le dernier budget voté sous le septennat de Giscard est à l’équilibre. Mais les prélèvements obligatoires ont beaucoup augmenté de 1974 à 1981 (plus de 6 points de PIB) afin de faire face à la montée très vive du chômage. Mitterrand utilisera systématiquement l’endettement public pour distribuer les avantages promis, faisant ainsi passer la dette de 21 à 55% du PIB.
En 2012, François Hollande sait qu’il ne dispose pas de cette possibilité, mais il espère un retournement conjoncturel. De 2008 à 2012, nous étions en situation de basse conjoncture. Avec un peu d’optimisme, on pouvait penser que le retournement aurait lieu rapidement, fin 2012 ou début 2013. Hollande rêvait de bénéficier du regain de croissance en provenance de l’extérieur qui avait beaucoup facilité la tâche de Lionel Jospin entre 1997 et 2002. Bien sûr, c’était avouer que l’on attend la solution du capitalisme mondial ou européen. Mais le capitalisme n’a pas daigné lui apporter la solution sur un plateau d’argent. La communication gouvernementale avait d’ailleurs choisi un autre discours, toujours en vigueur : l’Europe doit renoncer à « l’austérité » et l’égoïste Allemagne doit accroître son déficit public pour y contribuer. Aucune personne informée des réalités européennes et des modalités de décision dans les conseils des ministres de l’Union ne peut croire un seul instant à ces rodomontades médiatiques. Et comment imaginer qu’Angela Merkel accepte de creuser les déficits allemands pour les beaux yeux de Marianne ? Il s’agit évidemment de faire porter la responsabilité d’un éventuel échec de politique économique à l’Europe comme les politiciens français, de droite comme de gauche, en ont l’habitude.
Hollande n’a désormais aucune solution pour maintenir l’illusion idéologique qui consiste à financer les promesses socialistes avec la création de valeur capitaliste. Le socialisme à la française, axé sur le conflit, avec comme arrière-plan le vieux concept de lutte des classes, ne s’en remettra pas. En promettant trop dans un contexte économique difficile, ce Président a permis à de nombreux français de gauche de comprendre qu’il ne suffit pas d’élire un socialiste pour que, miraculeusement, leur situation s’améliore. Ils savent aujourd’hui que le socialisme n’est qu’un masque que l’on met pour le spectacle électoral comme les tragédiens de l’Antiquité grecque avant d’entrer sur la scène de l’amphithéâtre. La pièce est désormais jouée et les masques sont tombés. Le socialisme conflictuel à la française est mort.

L'autre crise grecque

En 2010, Christine Lagarde, ministre de l'économie, livre au gouvernement d'Athènes les noms de 2 059 Grecs possédant un compte en Suisse. Dans un pays qui a l'habitude de se mentir, il faudra attendre deux ans et l'audace d'un journaliste pour que le scandale éclate. Ce dernier révèle à OLIVIER BOUCHARA comment ce scoop a failli lui coûter la vie.

travers l’interphone, une voix féminine oppose une fin de non-recevoir : « Kóstas ? Désolée, il n’y a pas de Kóstas ici... » Le taxi n’est pas encore parti. Il vérifie l’adresse, relance le GPS. Le quartier, la rue, le numéro : a priori, pourtant, tout concorde. Il a fallu plusieurs semaines de tractations par mail pour décrocher ce rendez-vous à Agio Stéfanos, au fin fond de la banlieue d’Athènes. Allez, un dernier coup de sonnette pour la forme. « C’est bon, je descends », répond cette fois la femme. Elle apparaît quelques minutes plus tard, l’air contrarié, chemise froissée et brushing défait. « Suivez-moi. » Elle remonte la route principale, traverse une aire de parking, emprunte sans la moindre hésitation un chemin de terre. Il pleuviote, le ciel est bas, les maisons se ressemblent – façades en pierres apparentes et volets clos. Pas un commerce, pas une âme à la ronde, seulement des étendues d’oliviers. Au milieu du sentier, elle désigne un petit pavillon dénué de charme : « Votre Kóstas habite là. Je sais qu’il est menacé de mort mais quand même, il faudra lui dire de ne plus donner mon adresse. Si je n’avais pas été chez moi, vous l’auriez retrouvé comment ? »
Enfin, le voici. « Je vous attendais », lance-t-il simplement en ouvrant le portail. À côté de lui se tient un jeune homme vêtu d’un survêtement noir et d’un T-shirt blanc à l’effigie de Chuck Norris dans le film Invasion USA. La piscine est vide, le premier étage en travaux et trois molosses tournent autour de nous en reniflant nos mollets. « N’ayez pas peur », s’amuse le maître des lieux. La maison est à la fois son domicile et le siège du journal. Une première pièce, obscure et enfumée, sert de salle de rédaction. Une demi-douzaine de reporters y travaillent en silence, écouteurs vissés aux oreilles, dans une ambiance d’atelier clandestin. À première vue, la moyenne d’âge de l’équipe ne doit pas dépasser 35 ans. Il y a des trophées de journalisme exposés sur une commode, deux ventilateurs, autant de téléviseurs, des carnets de notes traînent un peu partout. Kóstas Vaxevánis m’introduit dans un salon à la décoration tout aussi hétéroclite : une table de réunion, un tapis de course, des poissons en bois verni sur les murs, des aquarelles de paysages marins. Pas de système de vidéosurveillance ? « Si, si, s’empresse-t-il de préciser. Vous ne les avez pas vues, mais il y a des caméras dès l’entrée. Je n’avais plus le choix. »
Longtemps, il a refusé de prêter attention aux lettres de menace qu’il recevait. Il considérait que cela faisait partie du job. Kóstas Vaxevánis a créé son propre magazine, Hot Doc, afin de pouvoir enquêter sur les responsabilités des élites politiques et économiques dans la crise grecque. Il ne cherchait qu’à sortir des scoops et à gagner des lecteurs, pas à se faire des amis. Dans la nuit du 8 au 9 septembre 2012, cinq inconnus se sont introduits chez lui. Il était 4 h 40 du matin. Il se rappelle avoir regardé le radio-réveil parce que sa chienne s’était mise à aboyer dans le noir. Il était seul, à l’étage. Par la fenêtre, il repère alors un grand costaud assis dans le jardin, quatre autres derrière la véranda. « J’étais tétanisé. À cause de l’obscurité, ils ne savaient pas que je les voyais. Je suis descendu, j’ai ramassé un bâton par terre et j’ai hurlé : “Dégagez, bande de bâtards, je vais vous défoncer !” Les voisins ont ouvert les volets et les gars ont détalé. J’ai appelé la police. » Les agents ont débarqué trois quarts d’heure plus tard, après s’être soi-disant « trompé de maison » dans une rue où personne ne s’est jamais perdu. À l’issue d’une brève inspection, ils ont conclu à une banale « tentative de cambriolage », pas de quoi s’inquiéter. Kóstas Vaxevánis n’en a pas cru un mot, mais il ne se doutait pas, à ce moment-là, qu’il aurait un jour la preuve qu’on avait cherché à l’assassiner.
À l’époque, Kóstas travaillait sur une affaire particulièrement sensible : l’histoire d’un mystérieux CD-ROM recensant les noms de plusieurs centaines de citoyens grecs qui détenaient un compte bancaire en Suisse. Une sorte de Who’s Who de l’évasion fiscale baptisé « liste Lagarde » par les médias helléniques – du nom de l’ancienne ministre française de l’économie Christine Lagarde, connue dans tout le pays depuis que, installée à la tête du Fonds monétaire international (FMI), elle avait férocement invité les Grecs à « s’entraider en payant leurs impôts » avant de réclamer des aides internationales. Cette remontrance avait suscité une vague de protestations mais l’ex-dame de Bercy savait apparemment de quoi elle parlait : à cette date, elle avait remis depuis longtemps le fichier compromettant aux autorités d’Athènes. Comme dans une nouvelle de Kafka, ceux qui avaient tenu le CD-ROM entre leurs mains juraient l’avoir transmis à quelqu’un d’autre, de sorte que plus personne ne savait où il était passé. Le ministre grec des finances, Giórgos Papaconstantínou, assurait en avoir remis un exemplaire à la police et un autre à l’un de ses collaborateurs, qui disait l’avoir ensuite égaré. Son successeur, Evángelos Venizélos, prétendait avoir hérité du fichier avant de l’oublier dans le tiroir d’un secrétaire. Et quand le premier ministre, Antónis Samarás, exigea de se faire remettre la sulfureuse liste, on s’aperçut qu’elle avait disparu sans raison des locaux de la brigade financière...
personnalités en rouge
Dans les premiers jours d’octobre 2012, le document atterrit miraculeusement chez le fondateur de Hot Doc, sous la forme d’une clé USB. « Je ne peux pas dire qui nous l’a transmis ; cela ferait courir trop de risques à cet informateur », prévient Kóstas Vaxevánis. Il se souvient d'avoir appelé Vivi Bloutsou, son assistante, pour lui lancer joyeusement : « C’est bon, on l’a ! » et précise qu’elle « n’en revenait pas ». Une fois chargé sur l’ordinateur, le fichier livre ses secrets sans résistance. Constitué de centaines de pages de tableaux Excel, il recèle toutes les données confidentielles archivées par la filiale suisse de la banque britannique HSBC sur ses clients grecs en 2009. Identités, adresses, professions, numéros des comptes, montants déposés. Au total, 2 059 bénéficiaires. Avec l’aide de Vivi, Vaxevánis examine méthodiquement la liste en surlignant les noms avec des feutres de couleur. En rouge, les personnalités ; en jaune, le tout-venant ; en vert, les prête-noms, comme ces épouses dévouées présentées comme « femmes au foyer » mais dont les comptes abritent des millions d’euros. Le journaliste appelle lui-même les rouges. « De quoi vous mêlez-vous ? » est la réponse la plus courante. Son équipe s’occupe des jaunes. Chaque conversation est enregistrée. « Plus on avançait, plus la pression montait, se rappelle Kóstas. Sur Internet, des blogs annonçaient que nous détenions la liste. Ils balançaient des noms au hasard. »



« Document sensible » : Un extrait de la « liste Lagarde » des 2 059 Grecs qui ont dissimulé des avoirs en Suisse. Et la couverture du numéro spécial de Hot Doc le 27 octobre 2012 qui a provoqué le scandale - Hot Doc Magazine
 
La machine à fantasmes s’emballe. Avant même que Hot Doc ne divulgue les noms, un flot de rumeurs envahit les médias, anime les conversations du Tout-Athènes, submerge bientôt le pays entier. Quelques semaines plus tôt, un site d’information a publié les noms de 36 hommes politiques censés être soupçonnés par la justice de fraude fiscale et de délits financiers. Certains journaux évoquent – sans les citer – d’autres listes : l’une comprendrait 50 000 citoyens grecs ayant transféré plus de 100 000 euros à l’étranger, une autre ferait le compte de ceux qui ont expatrié plus de 300 000 euros (leur nombre n’est pas précisé), une troisième, enfin, l’inventaire des propriétaires de biens immobiliers à Londres, Paris et New York depuis une décennie. Alors que la population subit la rudesse du plan d’austérité dicté par l’Europe et le FMI, chacun soupçonne son voisin, son patron ou le commerçant du coin d’être l’un de ces profiteurs cachés qui ont ruiné la Grèce. Pour que le pays soit innocent de sa propre faillite, il lui faut des coupables.
un cadavre dans un palace
La tension monte d’un cran à la mi-octobre, quand deux personnalités de la politique et des affaires sont retrouvées mortes. Leonidas Tzanis, avocat et ancien ministre, s’est pendu avec un câble électrique dans le garage de sa maison de Volos, cité portuaire de Thessalie d’où Jason et les Argonautes appareillèrent, selon la légende, à la conquête de la Toison d’or. Il n’a laissé aucune lettre pour expliquer son geste mais ses proches assurent qu’il ne supportait plus les soupçons dirigés contre lui. Peu après, c’est le corps de Vlassis Kambouroglou qui est découvert sans vie dans la chambre qu’il avait réservée dans un palace de Djakarta, en Indonésie. Ce négociant en matériel militaire était impliqué dans la vente de systèmes antimissiles russes à l’armée grecque, à l’occasion de laquelle une commission de 21 millions de dollars avait été versée via un réseau de blanchiment que pilotait un ancien ministre socialiste, emprisonné depuis. Bien que de nombreux articles l’aient affirmé, en Grèce comme dans la presse internationale, aucun des deux morts ne figurait en réalité sur le fameux fichier ; mais à la date de leur décès, il était impossible de le vérifier puisque le document n’avait pas encore été rendu public. (Certains experts ont supposé que l’un et l’autre pourraient avoir été dissimulés derrière l’une des 244 sociétés écran mentionnées dans le listing ; aucune enquête officielle n’en a apporté la preuve.)
Samedi 27 octobre 2012 : Hot Doc publie enfin la liste explosive. Les kiosques sont pris d’assaut. Le numéro 13 du bimensuel a beau avoir été imprimé à 100 000 exemplaires – plus de quatre fois le tirage habituel –, il est introuvable en quelques heures. En couverture, un photomontage sur fond noir montre Christine Lagarde regardant une clé USB rouge. À l’intérieur, le document est précédé d’un éditorial dans lequel Kóstas Vaxevánis multiplie les appels à la prudence : « Rappelons qu’il n’est pas illégal de déposer de l’argent en Suisse », « ceci ne signifie ni que ces individus sont des voleurs, ni qu’ils sont innocents »... Un long article retrace le ballet des responsables qui n’ont rien vu, rien fait. Suivent dix-neuf pages de tableaux. Le journal a choisi de ne pas divulguer les montants, mais les 2 059 noms y sont. Sans ordre apparent, ni alphabétique ni professionnel. Tel qu’il apparaissait sur le document original, selon les calculs du journal, l’ensemble de ces avoirs occultes aurait privé l’État de quelque 2,5 milliards d’euros de recettes fiscales – une étude réalisée en 2009 par un institut indépendant estimait à 27 milliards d’euros le total des fonds ­entreposés en Suisse par des citoyens grecs.


À feu et à sang : Émeute place Syntagma à Athènes, le 19 octobre 2011. Les manifestants protestent contre le plan d'austérité imposé par le FMI. - ARIS MESSINIS / AFP
 
Dans le détail, les professions libérales sont les plus représentées : des avocats, des médecins, des entrepreneurs, des architectes. Arrivent ensuite les grandes figures du monde des affaires : l’ex-directeur de la compagnie nationale d’électricité, DEH ; l’ancien président du principal opérateur de télécoms, OTE ; le dirigeant de la première chaîne de supermarchés du pays ; plusieurs membres de la dynastie d’armateurs Goulandris, dont la fortune dépasse celle des héritiers Onassis et Niárchos ; le célèbre bijoutier Ilias Lalaounis (mort en 2013), jadis proche du shah d’Iran et de l’archevêque Makários III (chef de l’Église orthodoxe chypriote et premier président de la République de Chypre) ; le magnat des médias Fotis Bobolas, fondateur de la chaîne Mega TV et éditeur de grands quotidiens nationaux. La liste apporte aussi son lot de surprises : un professeur d’économie de l’université d’Athènes à la réputation sans tache, un amiral à la retraite, le consul honoraire de Grèce en Finlande et même un couple d’employés du fisc au Pirée... Les lecteurs suffoquent même de découvrir l’animateur de télévision Yorgos Trangas, si apprécié pour sa simplicité et ses diatribes contre « les banques qui rackettent le peuple » – il commencera par nier, avant de reconnaître l’existence d’un compte en Suisse qu’il aurait fermé plus de dix ans auparavant.
Les politiques, eux, sont absents. À l’exception notable de l’épouse d’un ancien ministre de la défense, Yiánnos Papantoníou, on n’y trouve aucun représentant du pouvoir ni des partis. Seules des recherches généalogiques approfondies permettront par la suite d’établir qu’une dizaine de députés figurent bel et bien sur le document, dissimulés derrière une cousine, un oncle ou une belle-sœur. Après la parution du numéro de Hot Doc, la presse grecque transforme ce jeu des sept familles en partie de massacre. Même le prestige de Margaret Papandréou, surnommée la « mère de la nation » (son mari, Andréas, a fondé le parti socialiste grec et a été deux fois premier ministre) est bientôt souillé : certains journaux l’accusent d’être la principale fortune de la liste, sous le pseudonyme de Maria Panteli, présentée comme une simple fonctionnaire. Le quotidien To Vima affirme qu’elle aurait caché au fisc pas moins de 550 millions d’euros. « Mensonges ! répond son fils Geórgios, lui aussi ancien chef du gouvernement (de 2009 à 2011). Ma famille est prise pour cible dans un règlement de comptes politique. » À ce jour, la justice n’a retenu aucune charge contre les Papandréou. Kóstas Vaxevánis lui-même m’a dit douter du sérieux de ces accusations. Avec le recul, le journaliste a compris qu’on en révèle parfois trop dans un pays qui ne veut pas tout savoir.
Le jour de la parution, sur les coups de midi, le rédacteur en chef de Hot Docreçoit un appel de sa rédaction : des policiers en civil se sont présentés au journal, ils le cherchent. « J’ai dit à mes gars de gagner du temps et de ne surtout plus m’appeler, car mon téléphone devait être sur écoute », raconte-t-il. Son premier réflexe consiste à mettre sa fille de 20 ans à l’abri. Lui se réfugie chez des amis. Le lendemain matin, des agents se postent aux abords de la maison – preuve que son téléphone était en effet surveillé. Vaxevánis se connecte alors à Skype et enregistre une vidéo qu’il poste sur YouTube. La séquence dure six minutes. Plan fixe, voix grave. Il est vêtu d’une chemise à carreaux. « Trois véhicules de police et six ou sept officiers m’attendent dehors, énonce-t-il devant la webcam. Leur mandat est illégal (...). Ils sont à ma recherche au lieu de chercher la vérité. » Pour conclure, il « remercie tous ceux qui [le] soutiennent, y compris les fonctionnaires contraints d’exécuter des ordres injustes ». Puis il sort et se fait embarquer.
Le procureur a ordonné des poursuites à son encontre pour « diffusion de données privées ». Le journaliste se souvient qu’au commissariat où il était retenu, « certains enquêteurs passaient près de [lui] en chuchotant : “Bravo, tenez bon !” ». Il est remis en liberté dans la soirée. Son procès a lieu à peine quatre jours plus tard. Il encourt un an de prison ferme et une amende de 30 000 euros. Pour couvrir l’événement, les grands médias ­anglo-saxons (Channel 4, The New York Times, The Guardian) ont dépêché leurs correspondants. Ni la presse ni la télévision grecques ne sont présentes. Au bout de six heures de débats, le verdict tombe : Kóstas Vaxevánis est relaxé. Il peine à retenir son émotion. À la sortie du tribunal, devant micros et caméras qui l’attendent, il cite George Orwell : « Tout ce qui contribue à révéler la vérité que l’on cherche à cacher, c’est du journalisme ; le reste n’est que communication. »
tirs de kalachnikov
Gamin, Kóstas n’imaginait pas devenir journaliste. Il a grandi sur l’île volcanique de Lesbos, dans le nord-est de la mer Égée. Son père était maçon ; sa mère, au foyer : ils avaient eu trois fils, Kóstas en premier, peu avant la chute de la dictature des colonels, en 1974. À la maison, il fallait se montrer travailleur et discret. Chaque 17 novembre, on avait le droit de fêter la fin de la junte militaire, « mais pas trop fort non plus car mes parents avaient peur qu’ils reviennent ». À l’âge de 20 ans, il quitte l’île pour s’installer à Ioannina, une ville proche de la frontière albanaise, où il poursuit des études de mathématiques. Un jour, il apprend que le journal communiste local recherche un échotier. « Je me suis présenté, le job avait l’air intéressant, et c’est ainsi que j’ai commencé. »


Transmission de données : Christine Lagarde, alors ministre de l'économie, et son homologue grec Giórgos Papaconstantínou, en 2010. Celui-ci est aujourd'hui poursuivi par la justice pour avoir dissimulé la liste. - JOHN THYS / AFP
 
Très vite, il abandonne la presse écrite pour devenir reporter de guerre à la télévision. Les conflits le fascinent et le danger ne lui fait pas peur. Au Sud-Liban, il accepte de monter, les yeux bandés, dans une camionnette du Hezbollah, parce qu’on lui a promis un entretien avec un leader de l’organisation terroriste. Au Pakistan, peu après le 11-Septembre, il convainc le commandant des moudjahidines, Abdul Haq, de lui accorder sa première interview. Ce sera aussi la dernière : l’homme est tué le surlendemain dans un bombardement américain. « C’était fou, raconte-t-il. J’avais passé la journée en reportage, sans téléphone. En rentrant à l’hôtel, j’ai vu tous les messages sur mon portable. Le directeur de l’antenne hurlait : “Mais t’es où ? Allume la télé ! Abdul Haq est mort, tes images font le tour du monde.” »
Au milieu des années 2000, Kóstas Vaxevánis crée sa propre émission d’investigation, qu’il baptise La Boîte de Pandore, d’une référence provocatrice au mythe antique : désormais, il ne veut plus se contenter de filmer des soldats et des affrontements armés mais se battre lui-même sur un front intérieur. Il va enquêter sur les dérives cachées de la classe dirigeante. En 2009, il porte sur la place publique le scandale des arrangements fiscaux et immobiliers du monastère orthodoxe de Vatopedi, situé sur le territoire autonome du mont Athos. Non seulement l’institution religieuse était exonérée de toute taxe, mais un échange de terrain avec l’État lui a permis de dégager un bénéfice de 100 millions d’euros. Deux ministres sont mis en examen. Le gouvernement de Kóstas Karamanlís (centre droit) est contraint de démissionner pour convoquer de nouvelles élections – qu’il perd.
Loin de tirer profit de ses révélations, Vaxevánis découvre peu à peu les subtilités de la censure soft : « La direction ne cessait de réduire notre temps d’antenne. Bien sûr, ce n’était jamais formulé de façon explicite. Un jour, le programme d’avant durait plus longtemps et empiétait sur le nôtre. Un autre, on nous refusait des moyens pour un reportage en Irak. Ça devenait intenable. » Comme dans la légende, la boîte de Pandore doit être refermée avant qu’elle ne laisse échapper trop de calamités.
La Grèce vient alors d’entrer dans une période de fureur et de fracas. Pendant la campagne des élections législatives de 2009, Geórgios Papandréou, le leader socialiste, a promis de débloquer 2 milliards d’euros pour relancer l’économie. Le 23 avril 2010, cinq mois et demi après sa victoire, c’est le choc : la mine défaite, le premier ministre annonce que le pays est au bord de la faillite. Ses prédécesseurs s’étaient arrangés avec les banques pour maquiller les statistiques officielles. Inflation, dette publique, déficits : tout était faux. On découvre alors que depuis des décennies, les responsables politiques truquaient les principaux indicateurs pour que la Grèce puisse garder sa place au sein de l’Union européenne – c’était la condition sine qua non pour continuer à percevoir les subventions de Bruxelles. On prétendit, par exemple, que le déficit budgétaire se maintenait à 3,7 % du PIB ; après rectification de l’agence Eurostat, il s’élève d’un seul coup à 13,6 %.
Giórgos Papaconstantínou était à ce moment-là un solide et prometteur ministre des finances. Un négociateur madré et élégant, diplômé de la prestigieuse London School of Economics et de l’université de New York, s’exprimant parfaitement en anglais et en français. Au journaliste Michael Lewis, grande plume du Vanity Fair américain, il a raconté (en octobre 2010) le sentiment de vertige qui l'a saisi lors de son arrivée aux affaires. « Deux jours après ma prise de fonction, j’ai réuni tout le monde pour analyser le budget et nous avons commencé ce “processus de fouilles” », expliquait-il. Chaque jour, ses conseillers découvraient un nouveau trou de plusieurs milliards d’euros. « Le soir, je disais à mes équipes : “Messieurs, est-ce que c’est bon pour aujourd’hui ?” “Oui”, me répondaient-ils. Le lendemain matin, une main timide se levait au fond de la salle : “En réalité, monsieur le ministre, il y a encore un problème sur 100 à 200 millions d’euros...” »
La chute du pays est inexorable. Berceau de la démocratie, la Grèce était devenue le royaume de l’opacité. Elle doit payer pour ses mensonges. Au mois d’avril 2010, le gouvernement demande l’aide de l’Union européenne et du Fonds monétaire international (FMI) pour éviter la banqueroute. Le désastre menace toute la zone euro. Une première enveloppe de 110 milliards d’euros est accordée. En contrepartie, le pays est contraint d’adopter un plan d’austérité drastique, sous la surveillance de la « troïka » formée par la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le FMI. Le traitement des fonctionnaires est réduit d’un tiers, le salaire minimum de près d’un quart, retraites et prestations sociales se voient taillées en pièces, 15 000 emplois publics sont supprimés. Le chômage, qui touchait 12,5 % de la population active en 2010, double en deux ans et frappe près de 60 % des jeunes. Accusés d’avoir bradé le pays, les politiques sont désavoués. Les deux grands partis – le Pasok à gauche, Nouvelle Démocratie à droite – subissent la pression des extrêmes. Bientôt, l’équivalent grec du Front de gauche, Syriza, obtiendra presque 27 % des suffrages aux élections européennes, tandis que le parti néonazi Aube dorée attirera plus de 9 % des voix. En attendant, le chaos se répand dans les rues, chaque manifestation finit en émeute. Les banderoles le cèdent aux cocktails Molotov. On brûle des banques, des hôtels de luxe, on tire à la kalachnikov sur les bâtiments de l’État. Au mois de mai 2010, trois personnes meurent dans l’incendie d’une agence bancaire à Athènes.
Aujourd’hui, la violence de cet effondrement et la cruauté du déclassement se lisent encore sur les murs de la capitale. Aux vestiges antiques se sont ajoutées les ruines nouvelles : les façades néoclassiques calcinées et couvertes de graffitis. Les services de propreté de la ville ne tentent même plus de les effacer. Ici, le portrait d’un gosse de 15 ans tué lors d’affrontements avec la police. Là, un graffiti appelle à « éliminer les chiens qui tiennent les banques ». Il règne un climat d’insurrection permanente, renforcé par la présence d’unités antiémeutes sur les grandes places. Un soir, je me suis retrouvé par hasard au milieu d’un cortège qui remontait vers le Parlement. Dans la foule, une majorité de jeunes révoltés, barres de fer à la main et visages dissimulés sous des foulards. J’ai demandé à un policier si ces manifestants étaient de gauche ou de droite. Il a relevé la visière de son casque, hésité un instant et m’a répondu : « Extrême gauche, je crois. » Avant d’ajouter : « Oui, ça me revient. L’extrême droite, c’est demain. »
L’ennemi sans visage
Vasílis Vasilikós esquisse un sourire triste : « Je ne comprends plus ce pays. Depuis la crise, trop de choses ont changé. » Le grand écrivain grec m’a donné rendez-vous dans un vieux café de la capitale pour parler de son ami Kóstas. On visite comme un oracle l’auteur de Z, chef-d’œuvre écrit à la fin des années 1960 pour dénoncer la dictature des colonels – et porté à l’écran en 1969 par Costa-Gavras, avec Yves Montand et Jean-Louis Trintignant. C’est un vieil homme de 79 ans qui porte un feutre mou, marche avec difficulté – mais sans canne. Il n’y a personne autour de nous, à part un client bedonnant qui braille au téléphone et à qui l’intellectuel demande de parler un peu moins fort – « l’Athénien typique, il se croit seul au monde », relève-t-il avec cruauté.
Vasilikós et Vaxevánis se connaissent depuis longtemps. L’écrivain dit admirer chez le journaliste sa façon « d’affronter le présent, même quand il ne cesse de se dérober ». Lui-même avoue avoir renoncé à écrire pour des raisons qu’il qualifie de « techniques » mais qui s’apparentent à la panne d’inspiration : « Avant, nous avions un ennemi précis : l’extrême droite, la dictature. » Il pose sa pipe sur la table. « Aujourd’hui, nos problèmes viennent surtout de la banque et de la finance. Comment décrire un ennemi qui n’a pas de visage ? » Une chose continue de l’intriguer chez Kóstas Vaxevánis et il tient à en parler : son rapport à la mort. Il y a quelques années, alors qu’il animait une émission littéraire à la télévision publique grecque, Vasilikós avait reçu le journaliste, qui venait d’écrire un roman à clé, intituléL’Homme du mur, publié en 2012. C’était l’histoire d’un reporter qui s’intéressait aux malversations d’un puissant industriel des télécommunications. Tout était précis et conforme à la réalité, en particulier le personnage objet de l’enquête, directement inspiré de Sokrátis Kókkalis, PDG du groupe Intracom et considéré comme l’un des hommes les plus riches de Grèce. Tout, sauf la fin : le journaliste est ciblé par des tueurs à gages. Il ne meurt pas mais finit paralysé, sur une chaise roulante. « Après l’émission, je lui ai demandé si c’était ainsi qu’il imaginait sa propre fin, se souvient Vasílis Vasilikós. Il a regardé ailleurs et n’a pas répondu. Quand vous le verrez, s’il vous plaît, reposez-lui la question. »
sous surveillance
Au mois de février 2012, Kóstas Vaxevánis convoque l’équipe de La Boîte de Pandore. Il explique que les conditions d’exercice du journalisme ne sont plus réunies à la télévision : trop de conflits d’intérêts avec les annonceurs, trop d’enjeux financiers. Pour retrouver la liberté d’enquêter, une seule solution : créer un nouveau titre de presse, offensif et indépendant – offensif car indépendant. Ses collaborateurs sont perplexes. Certes, ils écrivent des articles sur le blog de l’émission, mais aucun d’eux ne sait comment on fabrique un journal. Vaxevánis investit 5 500 euros de sa poche pour l’achat du papier. Il choisit un titre accrocheur, à consonance internationale, qui résume son intention : Hot Doc (« Document sensible »). Surtout, il annonce que le premier numéro paraîtra le 20 avril. Cela ne laisse que deux mois pour tout inventer. « Ils m’ont pris pour un fou, s’amuse-t-il a posteriori. En réalité, j’ai donné cette date pour éviter les discussions sans fin sur la pertinence de monter un magazine. Là, nous avions un objectif précis. » Le délai sera tenu, à quelques jours près.
Hot Doc paraît le 26 avril 2012. Le succès est immédiat. Plus de 20 000 exemplaires sont vendus en quelques jours, sans campagne publicitaire ni relais médiatique. Dans un pays où la presse donne plutôt dans le « journalisme de validation », ce magazine d’investigation a valeur de manifeste. Ses rédacteurs se flattent de refuser les publicités des banques et des établissements financiers. Les couvertures ont du relief, la maquette est soignée, les dossiers sont longs et fouillés. Dès les premiers mois, le bimensuel multiplie les révélations, comme les commissions occultes perçues par l’ancien ministre de la défense Ákis Tsochatzópoulos, ou les liens de l’ex-premier ministre Konstantínos Karamanlís avec la CIA dans les années 1980.
Vaxevánis ne pavane pas pour autant. Il se sent « sous surveillance ». Quand il se déplace dans le centre d’Athènes, il lui semble parfois détecter « une présence » sur ses talons. Son téléphone fonctionne mal. Les SMS ne lui parviennent pas toujours. Ses communications sont de plus en plus souvent interrompues, y compris lorsque le réseau paraît excellent. Bientôt, un étrange document circule sur le Web. Le 23 mai 2012, un blog anonyme publie une sorte de récépissé selon lequel le fondateur de Hot Doc aurait reçu 50 000 euros des services secrets grecs. Avec la signature du journaliste. Pour ses ennemis, c’est la preuve que Vaxevánis ne serait qu’un espion infiltré dans les médias. « Je me fichais pas mal des rumeurs, confie-t-il. Quand je travaillais à la télévision, on disait déjà que je touchais 20 000 euros par émission, c’est-à-dire le coût de la production. Je voyais que nos enquêtes dérangeaient et cela suffisait à mon bonheur. »
plan b : « vous tuer »
Dès le printemps 2012, un nouveau sujet l’obsède : cette mystérieuse liste des évadés fiscaux grecs. Après une première série de recherches, il comprend que le document provient en réalité d’un listing de 127 000 clients de HSBC dérobé par un informaticien de la banque, un Franco-Italien nommé Hervé Falciani. Un mot sur ce personnage dont le rôle exact fait encore l’objet d’enquêtes judiciaires et policières en Suisse. Dans un premier temps, il a proposé son document à d’autres établissements financiers. Le 2 février 2008, il s’est rendu à Beyrouth pour rencontrer des cadres de divers établissements financiers, en compagnie d’une amie franco-libanaise, Georgina Mikhael. Leur discours était rodé, a-t-elle raconté au procureur de Berne les 9 et 10 mars 2010. Falciani se faisait appeler Ruben al-Chidiack, histoire de faire couleur locale, et se présentait comme le directeur des ventes d’une société ad hoc baptisée Parlova. Georgina se disait chargée des relations publiques. Mais rien ne s’est passé comme prévu : lors du rendez-vous à la banque Audi, leurs interlocuteurs n’ont pas tardé à éprouver des doutes sur ces deux inconnus qui se vantaient de détenir autant d’informations. Peu après cette entrevue, ils ont donné l’alerte auprès de l’Association suisse des banquiers. Et la brigade financière de Genève a commencé à enquêter discrètement sur Falciani.
Le 22 décembre 2008, le jeune homme est arrêté par la police suisse. Perquisitions, interrogatoire. Après quelques heures, il demande une permission pour apporter des soins à sa fille gravement malade. Les enquêteurs acceptent, à la stricte condition qu’il se représente au siège de la police le lendemain matin. Ils ne le reverront pas. Durant la nuit, il part avec femme et enfant en voiture pour se réfugier dans la maison de ses parents à Castellar, un village médiéval situé près de Menton, à la frontière italienne. Les autorités helvétiques lancent un mandat d’arrêt international à son encontre. Falciani n’a toutefois rien à craindre : ni la France ni l’Italie n’extradent leurs ressortissants.
À Nice, le procureur Éric de Montgolfier, magistrat médiatique qui ne déteste pas mettre en scène sa pugnacité face aux puissants, devine l’ampleur de l’affaire. Au début de 2009, il ouvre une enquête. Falciani accepte de coopérer – « sans contrepartie financière », ne cessera-t-il de répéter. Dans le plus grand secret, la liste va circuler entre le palais de justice de Nice et la direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF). Sur les 127 000 noms apparaissent 6 300 Français dont quelques célébrités listées par Le Monde et le magazine Challenges : l’opticien Alain Afflelou, le cuisinier Paul Bocuse, le psychanalyste Gérard Miller, l’homme de confiance de Liliane Bettencourt, Patrice de Maistre, le cinéaste Cédric Klapisch, l’ex-préfet Jean-Charles Marchiani ou encore Arlette Ricci, petite-fille de la couturière Nina Ricci.
À Bercy, Éric Woerth, alors ministre du budget, s’empare du document avec habileté pour attester les efforts du gouvernement contre la fraude fiscale. Après un tri minutieux effectué par ses services, il évoque le 30 août 2009, sur RTL, la découverte « de 3 000 contribuables détenteurs de comptes dans les banques suisses dont une partie correspond très probablement à de l’évasion fiscale ». En novembre 2010, quand Éric Woerth quitte le gouvernement – principalement à cause de son implication dans l’affaire Bettencourt –, la ministre de l’économie, Christine Lagarde, hérite du fichier. Elle décide alors de transmettre la partie concernant les ressortissants grecs à son homologue Giórgos Papaconstantínou. La remise se fait en marge d’un sommet de l’Eurogroupe (composé des ministres des finances des États membres de la zone euro). À Athènes, le CD-ROM passe de main en main, provoquant stupeur et embarras. « Au moins deux ministres grecs plus la police financière ont reçu ce listing, résume Kóstas Vaxevánis. Ils n’en ont rien fait. Cette idée me rendait dingue. »
La fin de son enquête vire au thriller. Un mois et demi avant la publication du fichier, l’irruption nocturne de cinq hommes dans sa maison achève de convaincre le journaliste qu’il flirte avec les limites. A-t-on voulu l’intimider pour le dissuader d’aller au bout de ses recherches ? Savait-on qu’il était sur le point d’aboutir ? Lui-même ne peut l’affirmer. Grâce à un témoin providentiel, il sait que le cambriolage n’en était pas un.
Le 17 septembre 2012, une femme d’une trentaine d’années se présente au siège de Hot Doc. Elle dit s’appeler María et prétend avoir des « révélations » à faire. Il y a six mois, confie-t-elle, elle travaillait pour une agence de sécurité privée dirigée par d’anciens militaires grecs et macédoniens. L’équipe dont elle faisait partie avait reçu deux missions : neutraliser l’ex-dirigeante d’une banque grecque, qui menaçait de dévoiler des secrets internes ; discréditer le fondateur de Hot Doc. Pour la banquière, le plan était simple : María et ses complices devaient enterrer des sachets de drogue dans le jardin de sa résidence secondaire puis appeler la police pour la dénoncer. Si elle se décidait à parler un jour, sa crédibilité serait entamée. Pour Kóstas Vaxevánis, le travail était déjà en cours, lui explique María. Photos à l’appui, elle lui révèle que ses bureaux ont été visités. Elle avoue aussi être l’auteur du fameux récépissé de 50 000 euros : « J’ai même imité votre signature », ­précise-t-elle.
Le journaliste fait mine de garder son sang-froid. Il l’interroge sur les raisons qui l’ont poussée à sortir du silence. Elle répond qu’elle s’est résolue à quitter l’organisation après l’assassinat de l’un de ses chefs à Skopje, capitale de la Macédoine : « La situation devenait trop dangereuse. » Ce qu’elle a dit ensuite est resté gravé dans la mémoire de Kóstas Vaxevánis : « L’autre jour, en entendant votre histoire de cambriolage à la radio, je me suis souvenu que nous avions aussi un plan B à votre sujet.
– C’est-à-dire ?
– Vous éliminer. »
« J’étais glacé d’effroi, souffle-t-il. J’ai fait examiner sa signature par un graphologue et j’ai vérifié ce qu’elle avançait. Elle disait la vérité. Alors j’ai porté plainte. » Deux semaines plus tard, au moment de récupérer la liste Lagarde, Kóstas n’a pu s’empêcher de penser au récit de María. Et si ses anciens sbires revenaient ? Il dit cependant n’avoir pas hésité : il fallait publier le document.
La moitié des comptes vides
Que reste-t-il de ce scoop aujourd’hui ? Des insomnies, des haines tenaces et des regrets. Au mois de juin, le site d’information Greek Reporter assurait que 500 personnes avaient fait l’objet d’enquêtes fiscales. Le directeur du SDOE, la brigade financière grecque, précisait que plus de la moitié des comptes figurant dans la liste étaient vides. Kóstas Vaxevánis balaie cet argument avec ironie : « Au moment où ils se sont décidés à enquêter, les policiers n’ont donc pas trouvé d’argent ? Quelle surprise ! La vraie question, c’est de savoir combien de millions ont transité sur ces comptes avant d’être vidés. » Il ajoute : « En réalité, hormis la TVA sur les ventes exceptionnelles du numéro de Hot Doc, l’État n’a pas eu de rentrées fiscales supplémentaires grâce à cette liste. » Le Parlement a formé une commission d’enquête mais son rôle n’a guère été décisif. Le 29 mars 2013, le journaliste a été auditionné pendant six heures et demie par cette honorable assemblée. Face aux députés, il s’est posé à voix haute la question de leur impartialité : « Au moins trois d’entre vous ont des parents dans cette liste. Qui peut croire un instant que vous allez mener cette enquête jusqu’au bout ? »
Seul l’ancien ministre des finances, Giórgos Papaconstantínou, fait aujourd’hui l’objet de poursuites – il est accusé d’avoir dissimulé et falsifié le listing pour protéger trois de ses proches qui y figuraient. Le Pasok l’a exclu et il encourt une peine de trois ans de prison. « Certains veulent faire de moi le bouc émissaire de tous les péchés de l’après-dictature mais je n’ai pas fait fortune dans la politique, s’est-il défendu. Je n’ai pas de compte en Suisse ni de société immatriculée dans un paradis fiscal. » Kóstas Vaxevánis est d’accord avec lui sur un point : « Papaconstantínou n’était ni pire ni meilleur qu’un autre. Il a servi de fusible. »
En novembre 2013, le rédacteur en chef de Hot Doc a été à nouveau relaxé en appel des poursuites intentées contre lui après la publication de la liste. María – si tel est son vrai prénom – a été autorisée à bénéficier du programme de protection des témoins. Elle a raconté son histoire à un juge d’instruction et, grâce à ce récit, six membres de l’officine qui l’ont recrutée ont été arrêtés au début de l’année. Kóstas Vaxevánis, lui, est toujours à la tête de son magazine, tout en travaillant à l’écriture d’un essai consacré à la crise grecque. Avant de le quitter, j’ai pensé à lui poser la question qui brûlait les lèvres de Vasílis Vasilikós. Imagine-t-il ses derniers jours dans une chaise roulante, à l’image de son personnage dans L’Homme du mur ? Il a paru surpris et a formulé cette réponse : « Je ne veux pas penser au danger. La peur ne doit pas dominer mon esprit. » Comme j’insistais, il a simplement laissé échapper : « Je n’aime pas les fins. »  

LAPIDAIRE

AIR FRANCE 

DÉPÔT DE BILAN SVP !!!

Afrique, terre du djihad : l’analyse de Bernard Lugan

Bernard Lugan est l’un des meilleurs spécialistes français de l’Afrique. Il a réussi (non sans essuyer plusieurs procès et tentatives de censure) à concilier la fidélité à ses convictions avec une brillante carrière d’historien, de chercheur, d’auteur de très nombreux ouvrages spécialisés. Nommé expert par le Tribunal pénal international pour statuer sur les massacres du Rwanda, il enseigne également à l’Ecole de guerre, à Coëtquidan, et donne des conférences à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et au Centre des hautes études militaires (CHEM).
— Que vous inspire l’engagement de la France par ses frappes aériennes contre l’Etat islamiste ?
— Je ne suis pas spécialiste du Moyen-Orient et c’est pourquoi je me garderai bien de me prononcer sur le fond. Cependant, trois points doivent être soulignés :
1– Nous payons les conséquences de la destruction du régime de Saddam Hussein et de la déstabilisation de la Syrie.
2 – La guerre ne pourra être gagnée qu’au sol, car les islamistes vont se disperser parmi la population afin d’échapper aux frappes aériennes contre lesquelles ils ne peuvent pas lutter.
3 – Sans l’Iran, les Kurdes et le régime syrien, l’EIL ne pourra pas être vaincu.
— L’Afrique est-elle devenue la terre du djihad ?
— Elle l’est depuis le phénomène almoravide qui, au XIe siècle fut le premier djihad régional ; il eut deux directions, la vallée du fleuve Sénégal au sud et le Maroc au nord. L’une des forces de l’islamisme sahélien est qu’il s’agit d’une résurgence historique ramenant directement aux djihads des XVIIIe et XIXe siècles qui enflammèrent la totalité de la région depuis le Soudan à l’est jusqu’au Sénégal à l’ouest. L’islamisme sahélien d’aujourd’hui s’abreuve à cette « fontaine de rêve » fermée par la colonisation. Cette réalité inscrite dans la longue durée est difficilement perceptible par des observateurs ou des politiciens esclaves de l’immédiateté et de leur inculture.
— Comment expliquez-vous la guerre du Mali et quelle est la situation actuelle ?
— Quand le sage montre la lune, le sot regarde le doigt. En d’autres termes, l’islamisme n’est ici que la surinfection d’une plaie ouverte depuis la nuit des temps, bien avant l’islam, entre nordistes nomades (Touaregs ou Maures) et sudistes noirs sédentaires. Au Mali, les événements furent déclenchés par les Touaregs qui ne voulaient plus subir les exactions de l’armée de Bamako. D’une manière tout à fait opportuniste, les islamistes se greffèrent sur le mouvement et le coiffèrent. Puis, l’intervention française les ayant chassés, nous en sommes revenus au problème de départ qui est celui de la cohabitation entre nordistes et sudistes.
— Comment analysez-vous la guerre que mène Boko Haram au Nigeria ?
— Boko Haram est, selon moi, autant une manifestation identitaire nordiste qu’une affirmation religieuse. Il s’inscrit en effet très exactement dans la lignée des sultanats djihadistes nordistes, dont celui de Sokoto, ce dernier fondé par le djihad des Peuls mené par Ousmane dan Fodio à la fin du XVIIIe siècle. Boko Haram s’explique d’abord parce que le pouvoir a basculé au Nigeria. Jusqu’à ces dernières années, les nordistes contrôlaient l’armée, donc l’Etat, ce qui leur permettait de piller les ressources pétrolières du sud. Or, aujourd’hui, ce sont les sudistes chrétiens qui sont à la fois au pouvoir et à la tête de l’armée. Ce renversement de situation est insupportable aux nordistes, comme j’ai pu le constater lors de mon dernier passage au Nigeria.
Sa base ethnique étant haoussa-peul-kanouri, Boko Haram est en passe de déstabiliser le Niger, le nord du Cameroun et une partie du Tchad. Le danger serait qu’une connexion soit établie avec les zones islamistes de Libye.
Aujourd’hui, le Nigeria n’existe plus comme Etat et l’armée sudiste est totalement inopérante, car elle est perçue au nord comme une force coloniale. La solution est locale et il faudrait appuyer les sultanats non-djihadistes, comme celui de Yola, qui s’était farouchement opposé à celui de Sokoto au XIXe siècle et qui ne succomba que sous les coups du Soudanais Rabah, un lieutenant du Mahdi. Les choses sont complexes…
— Que pensez-vous de la doctrine militaire française au Sahel ?
— Je suis très heureux de voir que la nouvelle doctrine militaire française épouse très exactement ce que je n’ai cessé de préconiser dans mes cours à l’Ecole de guerre, à Coëtquidan, ou lors de mes conférences à l’IHEDN. Depuis le début des événements, je dis en effet que, pour éviter la coagulation des foyers déstabilisateurs régionaux, il est impératif d’envisager la région saharo-sahélienne comme un ensemble et donc prendre le contrôle des points de passage obligés entre le nord et le sud, dont les Iforas, la passe Salvador avec la région des trois frontières (Algérie, Libye, Niger), la région d’Aouzou dans le nord du Tchad et celle de Birao en Centrafrique. Nous ne contrôlons pas encore cette dernière, ce qui permet aux milices soudanaises de dévaster la RCA. La question est que nos armées doivent disposer de davantage de moyens et d’effectifs.
 Vous avez été nommé expert par le Tribunal pénal international, chargé de statuer sur les massacres qui ont ensanglanté le Rwanda. C’est sur la base de ces sources auxquelles vous avez eu accès que votre dernier livre sur le Rwanda a été écrit. Vous avez donc appris des choses nouvelles ?
— J’ai été assermenté comme expert dans les principaux procès qui se sont tenus devant le TPIR. J’ai rendu et défendu une dizaine de rapports, soit plusieurs milliers de pages. Procès après procès, ma position a changé à la lecture des actes d’accusation, des rapports d’expertise, des procès-verbaux des débats, des témoignages, des plaidoiries, des jugements etc. Cela me permet de dire à ceux qui ont une vision figée, militante, superficielle ou romantique du dossier, que tout ce qui est dit concernant les causes du génocide du Rwanda, génocide qui a bien eu lieu, soyons clairs là-dessus, est totalement obsolète.
— Quels sont ces points nouveaux ?
— Le principal est qu’il n’est plus possible de soutenir que le génocide du Rwanda était programmé, mais il me faudrait de longs paragraphes pour vous l’exposer. En réalité, ce sont les bases de l’histoire officielle écrite par les vainqueurs de la guerre civile rwandaise afin de légitimer la conquête du pouvoir par le général Kagamé qui ont été balayées par le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Je l’explique en détail dans mon livre Rwanda, un génocide en questions.
— La France porte-t-elle une responsabilité dans ce génocide ?
— Cette accusation est une pure et simple infamie car l’armée française n’était plus au Rwanda au moment du génocide, à l’exception d’une poignée d’hommes dont les gardes de l’ambassade. J’irai même plus loin : si les troupes françaises étaient restées au Rwanda, ce génocide n’aurait pas eu lieu car Paul Kagamé n’aurait pas osé reprendre les hostilités à la faveur desquelles le génocide s’est produit.
Les dernières troupes françaises avaient quitté le pays en novembre 1993, soit six mois avant le 6 avril 1994, date du début du génocide. Et elles étaient parties à la suite de l’ultimatum du même Paul Kagamé qui voulait avoir les mains libres… Quant au génocide, il fut commis par des Rwandais armés de machettes ou de massues et qui entreprirent de liquider leurs voisins tutsis. Ce génocide rwando-rwandais est le produit d’une histoire locale complexe à laquelle j’ai consacré mes deux thèses universitaires, des errances de la démocratie, de la guerre civile et de la surpopulation. L’armée française n’y est pour rien.
La réalité des accusations contre l’armée française est qu’il s’agit d’une manœuvre destinée à influencer la justice française. L’objectif visé est la levée des mandats d’arrêt délivrés par le juge Bruguière contre les plus proches collaborateurs du président Kagamé, afin que l’enquête menée sur l’attentat du 6 avril 1994, qui coûta la vie à son prédécesseur et qui fut le déclencheur du génocide, soit enterrée.
— Vous ne parlez que de l’Afrique. Vous intéressez-vous néanmoins à ce qui se passe ailleurs, notamment en Ukraine ?
— N’étant pas Pic de la Mirandole, je n’ai pas d’avis sur tout et c’est pourquoi je reste dans mon domaine de spécialité. Néanmoins, j’inscris l’Afrique dans la géopolitique mondiale et je constate que les dogmes hérités de 1945 s’envolent les uns après les autres avec le retour à des réalités multipolaires. Je suis donc désolé de voir que certains de mes amis continuent à raisonner à travers des réflexes quasi pavloviens hérités de l’époque de la « guerre froide ». Ce faisant, ils ne voient pas que ce qui se passe en Ukraine est une opération américaine destinée à empêcher un rapprochement entre l’Europe et la Russie. La hantise de l’axe Washington-Londres-Ankara est en effet de voir se constituer un axe Paris-Berlin-Moscou. Les erreurs d’analyse à propos de la Serbie n’ont donc pas servi de leçon à ceux qui, en dénonçant les « serbolchéviques », ont permis aux Etats-Unis de créer un émirat en Bosnie et une tête de pont au Kosovo…
— Vous publiez L’Afrique Réelle, une lettre mensuelle par internet, vous animez un blog www.bernard-lugan.com, vous avez créé votre propre maison d’édition qui a déjà publié trois livres (1), quels sont vos projets ?
— Je vais publier au mois de novembre un atlas de 300 pages et de 100 cartes, tout en quadrichromie, dans lequel j’étudie à la fois les guerres africaines d’aujourd’hui et celles de demain. Cet outil d’analyse et de prospective sans équivalent a pour vocation d’être directement utilisable par tous ceux qui sont concernés par l’Afrique.
— Comment pouvez-vous annoncer les guerres africaines de demain ?
— Parce que c’est le cœur même de mon enseignement à l’Ecole de guerre, les officiers d’état-major devant se placer dans la prospective. Avec cet atlas, je donne aux militaires, aux hommes d’affaires et à tous ceux qui s’intéressent à l’Afrique, un outil expliquant le présent et éclairant le moyen terme par la mise en évidence des zones qui vont nécessairement connaître des problèmes ou qui sont susceptibles d’en connaître (2).
(1) Mythes et manipulations de l’histoire africaine (28 euros port compris) ; Histoire des Berbères : un combat identitaire plurimillénaire (29 euros port compris) et Printemps arabe, histoire d’une tragique illusion (30 euros port compris). A commander à L’Afrique Réelle, BP 45 42 360 Panissières ou par internet www.bernard-lugan.com


(2) Afrique : la guerre en cartes, 300 pages, 100 cartes, le tout en quadrichromie et au format A4. 45 euros, port en colissimo compris. L’ouvrage peut-être commandé dès maintenant à L’Afrique Réelle, BP 45 42 360 Panissières.