TOUT EST DIT

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dimanche 9 novembre 2014

Led Zeppelin a-t-il joué pour quelques dizaines de personnes à peine le soir de l'investiture de Nixon?

C'est un gymnase comme il y en a probablement des centaines aux Etats-Unis, avec son parquet de bois beige, ses panneaux de basket et sa scène dissimulée par un rideau. Au fil des années, le Wheaton Youth Center, un centre de loisirs du Maryland aujourd'hui menacé de destruction, a accueilli les gamins du coin venus faire du patin à roulettes ou enchaîner les lancers-francs, mais aussi de nombreux groupes de rock: Alice Cooper, Dr. John, Rod Stewart, les Stooges... Le 20 janvier 1969, par une soirée froide et pluvieuse, les musiciens étaient positionnés en losange, directement sur le parquet: Robert Plant devant, John Paul Jones à gauche à la basse, Jimmy Page à droite à la guitare et John Bonham derrière aux fûts. Led Zeppelin jouait, devant quelques dizaines de spectateurs payants, le plus petit concert de son histoire. Vous pouvez maintenant passer le paragraphe qui précède entièrement au conditionnel passé: on ne sait pas si ce concert, mythique par sa petite taille, a jamais eu lieu. Si, en 2003, Richard Harrington, le critique musical du Washington Post, écrivait de manière affirmative que «l'audience se composait de 50 adolescents stupéfaits qui ne savaient rien d'un groupe dont le premier album était sorti une semaine plus tôt», Mark Opsasnick, un historien local qui a été un des premiers à faire état de la rumeur dans un livre publié en 1996, affirme qu'il n'a jamais pu l'étayer d'une preuve matérielle. Si le concert est mentionné sur le principal site consacré au groupe, c'est sous l'intitulé «rumeur non confirmée», tandis que le site de Jimmy Page, lui, le liste sans ce bémol. Là où le romancier François Bon, dans sa biographie, le grave dans le marbre, l'auteur d'un autre livre sur le groupe, George Case, écrit qu'il n'a jamais eu lieu. Puis résume, en quelques lignes, la difficulté de dresser une liste définitive de ses prestations: «Certains concerts ont fait l'objet d'une promotion mais n'ont jamais eu lieu, d'autres ont eu lieu sans jamais être promus, plusieurs ont été annulés.» Un livre sur Led Zeppelin mentionnant le concert du 20 janvier 1969 (en le situant par erreur dans un autre Wheaton, dans l'Illinois). Auteur, dans les années 1980, d'un court métrage documentaire culte sur les fans de Judas Priest, Heavy Metal Parking Lot, le réalisateur américain Jeff Krulik a passé cinq ans sur ce mystère. Tourné quasiment en solo et pour un budget modique, son documentaire Led Zeppelin Played Here, qui a déjà fait l'objet de plusieurs projections américaines et que nous avons pu visionner, connaît sa première européenne, ce mois-ci, au Festival international du film de Leeds. Un «travail de détective» Le 26 décembre 1968, Led Zeppelin joue son premier concert américain en première partie de Vanilla Fudge à Denver, dans le Colorado. Le groupe, qui n'existe que depuis six mois (et depuis moins longtemps encore sous ce nom, qui a succédé à celui de New Yardbirds), a remplacé au pied levé le Jeff Beck Group, qui a annulé sa tournée. Son manager, Peter Grant, a obtenu un cachet de 1.500 dollars la soirée et fait dormir les quatre musiciens dans des chambres partagées. Après Denver, Led Zeppelin passe par une dizaine de villes, donnant notamment quatre concerts au mythique Whisky A Go-Go de Los Angeles. Le 19 janvier, il joue dans le Michigan. Le 21, en Pennsylvanie. Prétendument booké à la dernière minute par Barry Richards, animateur sur la radio locale WHMC, le concert du 20 à Wheaton se serait glissé entre les deux. Et c'est là que l'archiviste tombe dans l'éventail des souvenirs contradictoires... Ensuite, c'est déjà presque une routine: avion pour Iowa City, accueil sur le campus, puis Detroit [...] puis Wheaton (Maryland) et Pittsburgh.» François Bon dans Rock'n'Roll: Un portrait de Led Zeppelin A l'été 1969, un jeune reporter du Washington Post du nom, pas encore légendaire, de Carl Bernstein assassinait un autre concert (avéré, lui) de Led Zeppelin, jugé «déplaisant» et «ennuyeux». Quand on lit les témoignages de l'époque, on se dit qu'une Gorge profonde ne serait pas de trop pour confirmer l'existence de la soirée de Wheaton. «Quand Led Zeppelin est venu aux Etats-Unis, ils jouaient n'importe où ils pouvaient dès qu'ils avaient un soir de libre», nous explique Jeff Krulik, qui raconte avoir mené un «travail de détective» fonctionnant par «effet boule de neige» entre les sources. L'appel à témoins lancé par Jeff Krulik en 2009. En 2009, le documentariste a lancé un appel à témoins du concert dans le Washington Post, avant d'organiser une réunion d'anciens combattants dans le gymnase. «On entrait. Ils étaient en train de s'installer. Et d'un coup, bim, Good Times Bad Times, et wooah!», se souvenait un des témoins, tandis qu'un autre se rappelait seulement «que c'était bruyant et qu'il ne comprenait pas ce que c'était au juste». Mais une ancienne élève du coin, qui consignait tous ces souvenirs de concerts dans un cahier, lâchait elle: «Si Led Zeppelin a joué ici, je ne m'en souviens pas.» Jimmy Page lui-même, cuisiné sur le sujet de manière clandestine par Krulik (le journaliste a profité de son travail sur une émission show-biz pour lui poser la question), n'a pas souvenir du concert. Peut-on lui en vouloir quand on se souvient du dicton: «Si vous vous rappelez des années 60, c'est que vous n'y étiez pas?» Un article de 1971 mentionnant le concert de Wheaton. (Capture d'écran extraite de Led Zeppelin Played Here). «Je pense que la preuve la plus probable serait quelque chose écrit par quelqu'un dans son journal intime ou une chronique dans un journal de lycée, mais je ne retiendrai pas ma respiration en attendant», explique Krulik. Son film décrit bien, en creux, la façon dont chaque fan de rock se construit une mémoire: il est rempli de ce que la langue anglaise appelle joliment memorabilia, ces traces matérielles (posters, flyers, billets) des souvenirs musicaux de l'époque. Mais aucune n'atteste directement du concert du 20 janvier 1969: ce qui s'en rapproche le plus est un article de 1971 qui le mentionne, autant dire déjà une source de seconde main. Aujourd'hui, un tel micro-évènement serait sans doute abondamment tweeté, facebooké, capturé: «Tout le monde a un appareil photo, tout le monde immortalise tout.» Le groupe n'était pas totalement inconnu Si ce concert a été quasi-effacé de l'histoire, même locale, est-ce parce que celle-ci était déjà occupée ce jour-là? Le 20 janvier 1969, Richard Nixon, vainqueur six semaines plus tôt du démocrate Hubert Humphrey, prête serment comme 37e président des Etats-Unis devant le Capitole, à une quarantaine de kilomètres à peine. Symboliquement, deux mandats plus tard, Led Zeppelin sera devenu si populaire qu'aussi bien Jimmy Carter que Susan Ford, la fille du président sortant, feront de leur amour pour ses disques un argument électoral lors de la présidentielle 1976... L'investiture de Richard Nixon, le 20 janvier 1969 (National Archives). L'anecdote offre un saisissant raccourci du passage de Led Zeppelin de groupe prometteur à légende, et une justification commode de l'absence quasi-totale de public à Wheaton le 20 janvier: tout le monde devait être devant sa télé, ou en train de manifester... La thèse du groupe débutant aux Etats-Unis et qui joue devant un public qui ne le connaît pas est tentante: Led Zeppelin n'a alors sorti son premier album que huit jours plus tôt, n'est pas le mastodonte aux centaines de millions d'albums vendus et n'a pas battu les Beatles pour le record du plus gros concert. On n'appose pas encore de pancartes «No Stairway» dans les magasins de guitares. Après tout, quand elle présentait le groupe en novembre 1968, la bible américaine du disque Billboard n'orthographiait-elle pas constamment le nom de son leader «Jimmy Paige»? Un article du magazine Billboard sur Led Zeppelin, en date du 30 novembre 1968. Signé par Atlantic Records pour une somme évaluée à 200.000 dollars, le groupe vole pourtant déjà la vedette, lors de cette première tournée, à ceux dont il doit assurer la première partie. Et arrive aux Etats-Unis sur un terrain bien labouré, comme l'explique Jimmy Page dans son livre d'entretiens avec le journaliste Brad Tolinski, qui vient de sortir en français: «J’avais plus de fans aux Etats-Unis. Les Yardbirds étaient très populaires là-bas. […] Il y avait […] naturellement plus d’endroits où jouer et davantage d’opportunités pour le groupe, à tous les niveaux. [...] Quand on est arrivé aux Etats-Unis, les gens connaissaient déjà notre premier album, ce qui a rendu les choses plus faciles.» Ce que confirme dans le même ouvrage John Paul Jones dans un témoignage qui, paradoxalement, décrit un groupe déjà réputé mais prêt à improviser –ce qui n'exclut donc pas totalement la possibilité d'un concert à l'arraché dans un gymnase: «On a commencé à y tourner –non stop. Et la radio américaine, qui était très différente de la radio anglaise, nous a permis de nous infiltrer très vite dans le pays. Les stations FM commençaient tout juste à attirer l’attention aux Etats-Unis, et elles ont vraiment soutenu le groupe. Nous, en retour, on a soufflé sur les braises en nous rendant dans chaque hangar, chaque cabane, chaque poulailler qui avait une antenne FM.» Une étape dans le gigantisme rock Mais si le jour et l'année de ce concert invisible sont si importants, ce n'est pas à cause de Nixon, ni des traumas culturels qui scandèrent 1969, des meurtres de la «famille» Manson au drame d'Altamont. C'est le fait que cette année marqua est une étape décisive dans l'avènement des festivals de rock, Woodstock en tête –Led Zeppelin n'y joua pas, mais participa en revanche à plusieurs manifestations de ce genre, dont une à Laurel, à vingt kilomètres de Wheaton, en juillet. Derrière les premiers pas américains de Led Zeppelin et l'histoire de ce concert fantôme se cachent donc l'avènement en germe d'une industrie gigantesque. De cette première tournée américaine, Jimmy Page explique qu'«il n’y avait pas de bus de tournées, alors on louait des voitures et on prenait des vols commerciaux»: une poignée d'années plus tard, Led Zeppelin sera devenu un groupe de stade donnant des concerts de trois heures pour 100.000 dollars et voyageant à bord d’un jet à son effigie, le Starship. Des messies débarquant du ciel pour les masses et suscitant donc des récits légendaires, qu'importe, finalement, leur véracité. D'ailleurs, si le film de Jeff Krulik a pu être comparé à un Rashomon rock, tout en témoignages contradictoires, c'est à un autre classique que pensera celui qui a envie de croire à l'existence de l'impromptu de Wheaton. «Quand l'histoire a été dépassée par la légende, imprimez la légende»: ce film pourrait s'appeler L'Homme qui aurait vu Led Zeppelin.

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