TOUT EST DIT

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samedi 27 septembre 2014

Afrique, terre du djihad : l’analyse de Bernard Lugan

Bernard Lugan est l’un des meilleurs spécialistes français de l’Afrique. Il a réussi (non sans essuyer plusieurs procès et tentatives de censure) à concilier la fidélité à ses convictions avec une brillante carrière d’historien, de chercheur, d’auteur de très nombreux ouvrages spécialisés. Nommé expert par le Tribunal pénal international pour statuer sur les massacres du Rwanda, il enseigne également à l’Ecole de guerre, à Coëtquidan, et donne des conférences à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et au Centre des hautes études militaires (CHEM).
— Que vous inspire l’engagement de la France par ses frappes aériennes contre l’Etat islamiste ?
— Je ne suis pas spécialiste du Moyen-Orient et c’est pourquoi je me garderai bien de me prononcer sur le fond. Cependant, trois points doivent être soulignés :
1– Nous payons les conséquences de la destruction du régime de Saddam Hussein et de la déstabilisation de la Syrie.
2 – La guerre ne pourra être gagnée qu’au sol, car les islamistes vont se disperser parmi la population afin d’échapper aux frappes aériennes contre lesquelles ils ne peuvent pas lutter.
3 – Sans l’Iran, les Kurdes et le régime syrien, l’EIL ne pourra pas être vaincu.
— L’Afrique est-elle devenue la terre du djihad ?
— Elle l’est depuis le phénomène almoravide qui, au XIe siècle fut le premier djihad régional ; il eut deux directions, la vallée du fleuve Sénégal au sud et le Maroc au nord. L’une des forces de l’islamisme sahélien est qu’il s’agit d’une résurgence historique ramenant directement aux djihads des XVIIIe et XIXe siècles qui enflammèrent la totalité de la région depuis le Soudan à l’est jusqu’au Sénégal à l’ouest. L’islamisme sahélien d’aujourd’hui s’abreuve à cette « fontaine de rêve » fermée par la colonisation. Cette réalité inscrite dans la longue durée est difficilement perceptible par des observateurs ou des politiciens esclaves de l’immédiateté et de leur inculture.
— Comment expliquez-vous la guerre du Mali et quelle est la situation actuelle ?
— Quand le sage montre la lune, le sot regarde le doigt. En d’autres termes, l’islamisme n’est ici que la surinfection d’une plaie ouverte depuis la nuit des temps, bien avant l’islam, entre nordistes nomades (Touaregs ou Maures) et sudistes noirs sédentaires. Au Mali, les événements furent déclenchés par les Touaregs qui ne voulaient plus subir les exactions de l’armée de Bamako. D’une manière tout à fait opportuniste, les islamistes se greffèrent sur le mouvement et le coiffèrent. Puis, l’intervention française les ayant chassés, nous en sommes revenus au problème de départ qui est celui de la cohabitation entre nordistes et sudistes.
— Comment analysez-vous la guerre que mène Boko Haram au Nigeria ?
— Boko Haram est, selon moi, autant une manifestation identitaire nordiste qu’une affirmation religieuse. Il s’inscrit en effet très exactement dans la lignée des sultanats djihadistes nordistes, dont celui de Sokoto, ce dernier fondé par le djihad des Peuls mené par Ousmane dan Fodio à la fin du XVIIIe siècle. Boko Haram s’explique d’abord parce que le pouvoir a basculé au Nigeria. Jusqu’à ces dernières années, les nordistes contrôlaient l’armée, donc l’Etat, ce qui leur permettait de piller les ressources pétrolières du sud. Or, aujourd’hui, ce sont les sudistes chrétiens qui sont à la fois au pouvoir et à la tête de l’armée. Ce renversement de situation est insupportable aux nordistes, comme j’ai pu le constater lors de mon dernier passage au Nigeria.
Sa base ethnique étant haoussa-peul-kanouri, Boko Haram est en passe de déstabiliser le Niger, le nord du Cameroun et une partie du Tchad. Le danger serait qu’une connexion soit établie avec les zones islamistes de Libye.
Aujourd’hui, le Nigeria n’existe plus comme Etat et l’armée sudiste est totalement inopérante, car elle est perçue au nord comme une force coloniale. La solution est locale et il faudrait appuyer les sultanats non-djihadistes, comme celui de Yola, qui s’était farouchement opposé à celui de Sokoto au XIXe siècle et qui ne succomba que sous les coups du Soudanais Rabah, un lieutenant du Mahdi. Les choses sont complexes…
— Que pensez-vous de la doctrine militaire française au Sahel ?
— Je suis très heureux de voir que la nouvelle doctrine militaire française épouse très exactement ce que je n’ai cessé de préconiser dans mes cours à l’Ecole de guerre, à Coëtquidan, ou lors de mes conférences à l’IHEDN. Depuis le début des événements, je dis en effet que, pour éviter la coagulation des foyers déstabilisateurs régionaux, il est impératif d’envisager la région saharo-sahélienne comme un ensemble et donc prendre le contrôle des points de passage obligés entre le nord et le sud, dont les Iforas, la passe Salvador avec la région des trois frontières (Algérie, Libye, Niger), la région d’Aouzou dans le nord du Tchad et celle de Birao en Centrafrique. Nous ne contrôlons pas encore cette dernière, ce qui permet aux milices soudanaises de dévaster la RCA. La question est que nos armées doivent disposer de davantage de moyens et d’effectifs.
 Vous avez été nommé expert par le Tribunal pénal international, chargé de statuer sur les massacres qui ont ensanglanté le Rwanda. C’est sur la base de ces sources auxquelles vous avez eu accès que votre dernier livre sur le Rwanda a été écrit. Vous avez donc appris des choses nouvelles ?
— J’ai été assermenté comme expert dans les principaux procès qui se sont tenus devant le TPIR. J’ai rendu et défendu une dizaine de rapports, soit plusieurs milliers de pages. Procès après procès, ma position a changé à la lecture des actes d’accusation, des rapports d’expertise, des procès-verbaux des débats, des témoignages, des plaidoiries, des jugements etc. Cela me permet de dire à ceux qui ont une vision figée, militante, superficielle ou romantique du dossier, que tout ce qui est dit concernant les causes du génocide du Rwanda, génocide qui a bien eu lieu, soyons clairs là-dessus, est totalement obsolète.
— Quels sont ces points nouveaux ?
— Le principal est qu’il n’est plus possible de soutenir que le génocide du Rwanda était programmé, mais il me faudrait de longs paragraphes pour vous l’exposer. En réalité, ce sont les bases de l’histoire officielle écrite par les vainqueurs de la guerre civile rwandaise afin de légitimer la conquête du pouvoir par le général Kagamé qui ont été balayées par le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Je l’explique en détail dans mon livre Rwanda, un génocide en questions.
— La France porte-t-elle une responsabilité dans ce génocide ?
— Cette accusation est une pure et simple infamie car l’armée française n’était plus au Rwanda au moment du génocide, à l’exception d’une poignée d’hommes dont les gardes de l’ambassade. J’irai même plus loin : si les troupes françaises étaient restées au Rwanda, ce génocide n’aurait pas eu lieu car Paul Kagamé n’aurait pas osé reprendre les hostilités à la faveur desquelles le génocide s’est produit.
Les dernières troupes françaises avaient quitté le pays en novembre 1993, soit six mois avant le 6 avril 1994, date du début du génocide. Et elles étaient parties à la suite de l’ultimatum du même Paul Kagamé qui voulait avoir les mains libres… Quant au génocide, il fut commis par des Rwandais armés de machettes ou de massues et qui entreprirent de liquider leurs voisins tutsis. Ce génocide rwando-rwandais est le produit d’une histoire locale complexe à laquelle j’ai consacré mes deux thèses universitaires, des errances de la démocratie, de la guerre civile et de la surpopulation. L’armée française n’y est pour rien.
La réalité des accusations contre l’armée française est qu’il s’agit d’une manœuvre destinée à influencer la justice française. L’objectif visé est la levée des mandats d’arrêt délivrés par le juge Bruguière contre les plus proches collaborateurs du président Kagamé, afin que l’enquête menée sur l’attentat du 6 avril 1994, qui coûta la vie à son prédécesseur et qui fut le déclencheur du génocide, soit enterrée.
— Vous ne parlez que de l’Afrique. Vous intéressez-vous néanmoins à ce qui se passe ailleurs, notamment en Ukraine ?
— N’étant pas Pic de la Mirandole, je n’ai pas d’avis sur tout et c’est pourquoi je reste dans mon domaine de spécialité. Néanmoins, j’inscris l’Afrique dans la géopolitique mondiale et je constate que les dogmes hérités de 1945 s’envolent les uns après les autres avec le retour à des réalités multipolaires. Je suis donc désolé de voir que certains de mes amis continuent à raisonner à travers des réflexes quasi pavloviens hérités de l’époque de la « guerre froide ». Ce faisant, ils ne voient pas que ce qui se passe en Ukraine est une opération américaine destinée à empêcher un rapprochement entre l’Europe et la Russie. La hantise de l’axe Washington-Londres-Ankara est en effet de voir se constituer un axe Paris-Berlin-Moscou. Les erreurs d’analyse à propos de la Serbie n’ont donc pas servi de leçon à ceux qui, en dénonçant les « serbolchéviques », ont permis aux Etats-Unis de créer un émirat en Bosnie et une tête de pont au Kosovo…
— Vous publiez L’Afrique Réelle, une lettre mensuelle par internet, vous animez un blog www.bernard-lugan.com, vous avez créé votre propre maison d’édition qui a déjà publié trois livres (1), quels sont vos projets ?
— Je vais publier au mois de novembre un atlas de 300 pages et de 100 cartes, tout en quadrichromie, dans lequel j’étudie à la fois les guerres africaines d’aujourd’hui et celles de demain. Cet outil d’analyse et de prospective sans équivalent a pour vocation d’être directement utilisable par tous ceux qui sont concernés par l’Afrique.
— Comment pouvez-vous annoncer les guerres africaines de demain ?
— Parce que c’est le cœur même de mon enseignement à l’Ecole de guerre, les officiers d’état-major devant se placer dans la prospective. Avec cet atlas, je donne aux militaires, aux hommes d’affaires et à tous ceux qui s’intéressent à l’Afrique, un outil expliquant le présent et éclairant le moyen terme par la mise en évidence des zones qui vont nécessairement connaître des problèmes ou qui sont susceptibles d’en connaître (2).
(1) Mythes et manipulations de l’histoire africaine (28 euros port compris) ; Histoire des Berbères : un combat identitaire plurimillénaire (29 euros port compris) et Printemps arabe, histoire d’une tragique illusion (30 euros port compris). A commander à L’Afrique Réelle, BP 45 42 360 Panissières ou par internet www.bernard-lugan.com


(2) Afrique : la guerre en cartes, 300 pages, 100 cartes, le tout en quadrichromie et au format A4. 45 euros, port en colissimo compris. L’ouvrage peut-être commandé dès maintenant à L’Afrique Réelle, BP 45 42 360 Panissières.

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