Imaginez que nous soyons déjà jeudi soir, à l’occasion de la rencontre des chefs d’Etat au Conseil européen, et que le président du Conseil italien se lève et lance : “M. le Président, chers collègues. Le choix auquel nous sommes confrontés est simple : aujourd’hui, nous pouvons soit sauver l’euro et bâtir les fondations d’une future union politique, soit tout rater et ne réussir ni l’un ni l’autre. Nous savons tous ce que nous devons faire pour sauver l’euro. Il nous faut une union bancaire pour l’Espagne, une union fiscale pour l’Italie et une union politique pour l’Allemagne. Nous pouvons bien sûr ne pas être d’accord sur les détails. Mais nous devons surmonter certains de ces différends et prendre une décision quant aux mesures qui sont dès à présent nécessaires. Nos politiques de résolution de la crise ont échoué les unes après les autres. Il nous faut maintenant quelque chose qui fonctionne rapidement. Si nous échouons, je peux vous assurer que je ne pourrai plus faire partie de ce groupe et que mon pays sortira de ce projet.
Pour commencer, permettez-moi de vous dire que je ne crois pas vraiment que Mario Monti tiendra de tels propos, pas même sous une forme moins directe. Il est le chef d’un gouvernement technique. Il est là pour réparer les choses, pas pour tenir la dragée haute à la chancelière allemande, et encore moins pour jouer avec l’avenir de son pays. Les partis politiques italiens l’ont désigné parce qu’ils avaient besoin d’un plombier pour succéder au playboy, pas d’un joueur de poker. Et la dernière chose qu’ils voulaient, c’était d’un chef.

Une curieuse vision de la crise 

Or, selon moi, Mario Monti pourrait se hasarder à un pari calculé. Mais il faut que les risques et les avantages en soient parfaitement compris. Il ne s’agit pas tant de mettre Angela Merkel au pied du mur, comme l’ont réclamé certains de mes amis italiens et espagnols. Elle ne plaisante pas, en dépit du fait qu’une dislocation de la zone euro serait clairement une catastrophe pour l’Allemagne. Joschka Fischer, l’ancien ministre des Affaires étrangères, a déclaré récemment que si elle laissait la zone euro s’effondrer, l’Allemagne infligerait, à l’Europe et à elle-même, une dévastation totale pour la troisième fois en un siècle.
Ceux qui défendent l’idée de mettre l’Allemagne au pied du mur partent souvent du principe que Berlin est rationnel, ce qui n’est manifestement pas le cas. Les Allemands ont élaboré une curieuse vision de la crise. Quand on suit le débat qui s’y déroule, ce que je fais régulièrement, on a le sentiment de se trouver dans un univers parallèle. Par exemple, on refuse d’y admettre que la balance courante excédentaire puisse être un facteur, même lointain, de la crise. Dans la vision allemande de la situation, l’économie est un match de football, et c’est l’Allemagne qui gagne. Et la mission de la chancelière est de soutenir son équipe contre une autre – comme elle l’a fait à Gdansk le 22 juin dernier quand l’Allemagne a battu la Grèce. Rien ne semble en mesure d’arrêter ni l’Allemagne, ni Merkel. Un petit nombre de responsables intelligents comprennent ce qui est en jeu mais ils sont prêts à courir le risque d’un accident. Ils n’ont pas pour objectif prioritaire de préserver l’euro.
Quand Otmar Issing, ancien membre du comité exécutif de la Banque centrale européenne (BCE), rejette catégoriquement toute forme de mutualisation de la dette, comme il l’a fait dans un récent article, il omet de signaler ce qui se passerait si le gouvernement en venait à suivre ses conseils. La zone euro se décomposerait.

Attitude anti-euro 

C’est d’Italie que montera la pression en faveur de cette dislocation. La semaine dernière, Silvio Berlusconi a déclaré, menaçant, que le fait de quitter l’euro n’était pas un blasphème. Il a dressé une liste de solutions simples : soit l’Italie est renflouée, soit l’Allemagne s’en va, soit c’est l’Italie qui s’en va. J’ai l’impression que Berlusconi est en train de préparer son parti à se présenter aux prochaines élections avec un programme eurosceptique pour prendre de vitesse le Mouvement 5 étoiles anti-euro et son dirigeant, Beppe Grillo. On rapporte que Berlusconi aurait étudié en détail les discours et les écrits de ce dernier. Nous voyons là comment une attitude anti-euro devient normale.
Quand ce sera le cas, il sera peut-être déjà trop tard pour sauver l’euro. Les responsables de la zone euro ont eu plus de trois ans pour agir. Ils les ont gaspillés. Individuellement, ils sont peut-être intelligents, mais en groupe, ils ont fait preuve d’un incroyable niveau d’analphabétisme économique et financier. Vous vous souvenez de la notion de contraction budgétaire expansionniste ? Ou de l’idée idiote de rentabilisation du fonds européen de stabilité ? Ou de renflouement des investisseurs privés sur la base du volontariat ? Croyons-nous vraiment que ces gens-là vont être en mesure de faire ce qu’il faut en une seule journée alors qu’ils ont fait tout ce qu’il ne fallait pas faire pendant trois ans ?
Notre seul espoir serait que quelqu’un, de l’intérieur, ose défier Merkel. Ce challenger devrait opposer son veto à la bouillie que l’on va fort probablement nous proposer jeudi prochain. Quelle sera la crédibilité d’une union politique future si nous ne sommes pas capables de sauver la zone euro aujourd’hui ? C’est notre moment de vérité.
Nul n’est mieux placé que le président du Conseil italien pour tenir tête à Merkel. Il est le technocrate européen incarné, intelligent et éloquent. C’est au tour de son pays d’être menacé par les marchés. Et l’Union Européenne n’a pas de plan B. Il faudrait brandir une menace crédible, comme celle d’une démission, qui ferait peur à beaucoup de gens. De toute façon, qu’a-t-il à perdre ? Il est en chute libre dans les sondages, et même au sein de sa coalition, son soutien se lézarde. Ce n’est qu’en disant la vérité aux puissants que Monti pourra sauver son pays, et l’euro.