TOUT EST DIT

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lundi 22 juin 2009

Ali Khamenei, l'énigme iranienne

PORTRAIT - Il contrôle l'armée, la justice, la télévision, les gardiens de la révolution et les milices. Le guide suprême de la République islamique iranienne va devoir trancher pour mettre un terme aux manifestations qui secouent Téhéran.

Il incarne tous les mystères du régime iranien. Aucun journaliste étranger n'a pu le rencontrer depuis vingt ans. L'ayatollah Ali Khamenei ne reçoit jamais les ambassadeurs accrédités en Iran. Et sa parole est des plus rares. Derrière ses lunettes en écaille, sa barbe blanche et son turban noir des descendants du Prophète, c'est pourtant ce personnage énigmatique qui est au centre de la République islamique - son très officiel Guide suprême - depuis la mort en 1989 de son fondateur, l'ayatollah Khomeyni. Ce septuagénaire, amateur de marche en montagne, doit trouver une issue à la pire crise politique qu'ait connue l'Iran depuis 1979, après la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad, vendredi, à la présidence de la République. Accéder aux demandes du perdant, Mir Hossein Moussavi, de faire revoter les Iraniens ? Ou céder au rouleau compresseur de la répression, quitte à pousser le vaincu dans la dissidence, en l'érigeant comme chef de l'opposition ?

L'heure du choix va bientôt sonner. Or, choisir n'est pas son fort. Sur le papier, pourtant, le numéro un du régime dispose des quasi-pleins pouvoirs. Il contrôle l'armée, la justice, la télévision, les gardiens de la révolution - donc le nucléaire -, sans oublier les milices bassidjs en charge de la défense du régime. Mais comme en Iran rien n'est jamais simple, le guide est entouré d'une armée de conseillers - 1 700 environ - et placé sous le regard d'une demi-douzaine d'instances de régulation du système. «Khamenei n'est en fait que le primus interpares (le premier parmi les égaux)», souligne un diplomate occidental. En clair, l'ultime arbitre entre factions rivales au sommet de l'État, le défenseur d'un consensus minimum pour sauver un régime, contesté dans la rue depuis bientôt une semaine.

Né dans la ville sainte de Mechhed dans l'est de l'Iran, Ali Khamenei étudia la philosophie islamique, avant de devenir ayatollah. Mais ses adversaires ont longtemps raillé ses connaissances religieuses plutôt limitées. Il fut l'une des principales figures de la révolution qui balaya le chah en 1979, derrière l'ayatollah Khomeyni, qui le nomma imam de la grande prière du vendredi à Téhéran, un poste influent auprès des foules. Deux ans plus tard, en 1981, il sera le premier religieux à être élu président de la République islamique. Tout au long de ses huit années à ce poste, Khamenei prendra soin de ne pas contrarier Khomeyni, refusant obstinément tout cessez-le-feu avec l'Irak pendant la guerre qui opposa les deux voisins. Pour de nombreux Iraniens, ces années à la présidence resteront celles qui ont vu l'Iran abandonner tous les espoirs de sécularisme. À la mort de Khomeyni, Khamenei est élu guide suprême par l'Assemblée des experts, un collège de 80 religieux, qui peut également le révoquer. Considéré comme un «dur», il freina la politique d'ouverture de la société et des institutions voulue par le président Mohammad Khatami entre 1997 et 2005. En 2006, Khamenei alla jusqu'à bloquer un décret autorisant l'entrée des femmes dans les stades.

Barack Obama n'ignore pas que c'est lui qui décidera, in fine, du sort du dialogue qu'il propose aux Iraniens. Mais comment entrer en contact avec ce pourfendeur virulent du «Grand Satan» ? «Le guide n'est pas prêt à une rencontre avec Obama», assure un diplomate iranien. Son conseiller diplomatique, Ali Akbar Velayati, qui est de nationalité américaine, par mariage, certainement. Mais Khamenei, qui n'est pas sorti de son pays depuis 1989, est-il réellement intéressé par une ouverture, qui pourrait conduire à la chute du régime ?

Ses déclarations sur le sujet entretiennent le flou. À Yazd, l'an passé, il affirmait qu'un rapprochement avec les États-Unis était «acceptable, dès lors qu'il servait les intérêts de l'Iran». Mais, après la main tendue d'Obama à l'occasion du Norouz - le Nouvel An iranien - douche froide au sommet de l'État : il ne s'agit que de «slogans», minimisa le guide.

En fait, sur cette question cruciale, «Khamenei hésite entre ceux qui pensent autour de lui que les divergences avec les États-Unis sont idéologiques et que le fossé ne peut être comblé ; et d'autres pour qui c'est d'abord une question d'intérêts pour l'Iran», écrit le centre d'études International Crisis Group.

Mais c'était avant l'élection présidentielle. Car, pour les sceptiques, la caution que le numéro un du régime apporta à la fraude montre clairement qu'il préfère voir l'Iran présidé par un dur comme Ahmadinejad, qui certes tendra la main à Obama, mais à un prix tel que ce dernier ne pourra que la refuser. Ce qui laissera à l'Iran le beau rôle de renvoyer sur l'Amérique la responsabilité d'un échec… Ces dernières années, ses relations avec le président sortant n'ont pas toujours été au beau fixe. Si le guide a défendu sa gestion du dossier nucléaire face aux Occidentaux, il a en revanche critiqué Ahmadinejad pour avoir laissé filer l'inflation.

Des rumeurs sur son état de santé alimentent régulièrement les spéculations sur la guerre de succession à laquelle se livreraient certains prétendants, dont Ali Akbar Rafsandjani, un autre pilier du régime, aujourd'hui dans le collimateur d'Ahmadinejad pour «avoir pioché dans les caisses de l'État». «Ne vous inquiétez pas pour la santé du guide. Il fait deux heures d'exercice chaque jour, il nage et il escalade encore facilement», raconte un de ses compagnons de randonnée sur les hauteurs de Téhéran. Père de six enfants, Ali Khamenei habite une demeure impériale du nord de Téhéran, mais est réputé mener une vie modeste. Ce rescapé d'une tentative d'assassinat, qui lui fit perdre l'usage de son bras droit en 1981, est désormais confronté à une autre bataille. Cruciale pour l'avenir de la République islamique.

À Téhéran, au cœur de la contestation

REPORTAGE - Des accrochages mortels ont opposé, samedi, les manifestants aux miliciens. Récit de la plus terrible journée qu'ait connue la capitale iranienne depuis le début des protestations.

«Je ne vois plus ! Je ne vois plus !», gémit la jeune Iranienne en manteau et foulard noir. Les joues pâles et les yeux rougis, elle s'écroule devant nous. Une femme légèrement plus âgée vient à son secours, en allumant un briquet devant son visage. «N'aie pas peur, ça va réduire les effets du gaz lacrymogène !», lance-t-elle. Un bourdonnement de Mobylettes se rapproche. Les bassidjis, sans doute - ces fameux miliciens pro-Ahmadinejad qui font la chasse aux manifestants. «Fermez la porte ! Ils vont tous nous tabasser !», murmure une voix masculine.

Dehors, l'avenue Amir-Abbad s'enfonce dans le chaos. Des rafales de tirs retentissent. Des cris résonnent dans les rues. Une odeur de pneus brûlés se faufile à travers le grillage. Tout le monde retient son souffle. Il fait chaud. Des sanglots explosent. Nous sommes une vingtaine de personnes réfugiées, malgré nous, dans la cage d'escalier de ce petit immeuble : des visiteurs de passage, surpris en pleine promenade par des colonnes de manifestants - qui étaient censées se concentrer sur l'avenue Azadi, plus au sud -, des femmes au foyer de retour de l'épicerie, prises au piège des barrages dressés par les forces anti-émeutes…

À nos côtés, les protestataires qui viennent de se glisser par la porte semblent plus que jamais déterminés à se battre. Ils reprennent leur respiration, avalent quelques gorgées d'eau fraîche, avant de repartir s'engouffrer dans le ventre de la contestation. «Je résisterai jusqu'à ce que je récupère mon vote», lance l'un d'entre eux, en disparaissant dans un nuage de fumée noire. «Mort au dictateur !», hurlent, au loin, les manifestants.

À l'extérieur, la police et les forces anti-émeutes quadrillent la ville. À cheval sur leurs motos, les bassidjis slaloment à travers les bennes à ordure en feu, renversées en pleine chaussée par les protestataires. Matraques en main, ils sont prêts à tabasser sans répit. Et pour cause. Ils ont désormais le feu vert pour faire usage de la force. Dans son prêche de la grande prière du vendredi, véritable discours de soutien à Mahmoud Ahmadinejad, l'ayatollah Khamenei s'est montré très clair : la fête est finie et les rassemblements doivent cesser. Sous peine d'être sévèrement réprimés. Mais les manifestants sont nombreux à avoir bravé, dès samedi, l'interdit.

«À bas le coup d'État !»

Faute de pouvoir emprunter pacifiquement, comme prévu, le même chemin que celui de lundi dernier, ils se sont rassemblés, pendant tout l'après-midi, en groupes dispersés à travers les ruelles qui entourent l'avenue Azadi. Barrages des forces de l'ordre oblige, des attroupements spontanés se sont alors improvisés à travers la ville : place Tohid, place Enghelab, avenue Amir-Abbad, avenue Fatemi, non loin du ministère de l'Intérieur - pointé du doigt dans les fraudes électorales du scrutin présidentiel du 12 juin. Ici et là, de violents affrontements ont opposé les manifestants et les miliciens.

Le silence, règle d'or des rassemblements précédents, est désormais rompu. «Ils nous ont volé notre vote ! Ils friment avec !», hurle un jeune homme, le visage recouvert d'un bandeau vert - la couleur de Mir Hossein Moussavi, le candidat malheureux aux élections, qui persiste à demander l'organisation d'une nouvelle élection. «À bas le coup d'État !», répliquent les passants. Sur les pancartes, portées à bout de bras, les slogans sont beaucoup plus acerbes. «Mahmoud commet des crimes ! Le guide le soutient !», peut-on lire en lettres persanes.

En plein milieu de l'avenue Amir-Abbad, un inconnu a même osé franchir la ligne rouge du système, en insultant directement, à la craie blanche, le numéro un du régime : «A mort Khamenei». Un pari à haut risque. Au mieux, les miliciens le roueront de coups. Au pire, il peut écoper d'une condamnation à la peine capitale. «D'autres manifestants se sont fait arrêter et tabasser pour beaucoup moins que ça», nous racontera plus tard, par téléphone, un étudiant. Exemple à l'appui : ce jeune homme au visage ensanglanté, titubant le long d'un trottoir, après avoir été roué de coups. Son crime : avoir arboré un ruban vert autour de son poignet - un signe de soutien à Moussavi, désormais perçu comme une marque d'opposition au régime. «Quelle tristesse», se désole l'étudiant, en fondant en larmes.

Éparpillées dans les attroupements, les femmes, elles, continuent à afficher un sang-froid à toute épreuve. «Frappe-le ! Frappe-le !», hurle, par la fenêtre de son appartement, une mère de famille en tchador fleuri, en encourageant un homme d'une cinquantaine d'années à jeter à terre un milicien. Perchés sur le toit d'en face, tout en haut des marches de notre petit immeuble-refuge, nous lui faisons signe de se taire. Un accident est vite arrivé, les miliciens étant armés. «Je n'ai plus rien à perdre !», rétorque-t-elle, avant de jeter des paquets de Kleenex aux manifestants blessés. Elle a ses raisons, sans doute. Sous le premier mandat d'Ahmadinejad, les femmes ont trinqué. De nombreuses activistes féministes se sont retrouvées sous les verrous. Leur magazine préféré (Zanan - «les femmes», en persan) a dû mettre la clé sous la porte. Et ce n'est qu'à l'issue d'une mobilisation massive que le Parlement conservateur a fini par renoncer à une loi encourageant la polygamie.

Mais aujourd'hui, c'est en tant que mères, avant-tout, que les Iraniennes veulent faire entendre leur voix. Sur une vidéo, capturée sur le portable d'un manifestant revenant de la place Azadi, le message est clair. On y voit, au milieu de la foule, une Iranienne voilée de noir, s'adresser aux jeunes, en levant les mains au ciel. «Je vous en supplie, restez, n'ayez pas peur ! J'ai vu de mes propres yeux des jeunes se faire tuer sur la place Vanak ! J'ai vu nos beaux étudiants se faire couper en petits morceaux ! Ne vous arrêtez pas ! Avancez ! Avancez ! Battez-vous pour votre avenir», hurle-t-elle, en référence aux victimes des violents accrochages de ces derniers jours, tandis que des coups retentissent dans le ciel.

L'habit ne fait pas le moine. Engoncée dans un tchador noir, Zahra, une modeste mère de famille de Shahriar - à une heure en voiture de Téhéran - nous raconte qu'elle a affrété quatre bus remplis de femmes et de jeunes pour venir à la manifestation du jour. «En 1979, nous avons cru à la révolution contre le chah. Pendant la guerre Iran-Irak, nous avons sacrifié des milliers de soldats qui sont morts au front pour défendre notre patrie. Aujourd'hui, cette République islamique aux soi-disant idéaux de justice et d'égalité est en train de tuer ses propres enfants ! C'est contre ces dérapages que nous nous érigeons, avant qu'il ne soit trop tard», insiste-t-elle. Avant d'ajouter : «Je suis inquiète, très inquiète.»

À Téhéran les agences de presse rapportent que dans une allocution publique, Mir Hossein Moussavi, nouveau symbole de la contestation iranienne, se serait dit «prêt au martyre» et «prêt à poursuivre la lutte». Il aurait également appelé à une grève générale s'il était amené à être arrêté. Mais dimanche soir, le candidat malheureux à la présidentielle a incité ses partisans «à la retenue», tout en maintenant que «protester contre la fraude est un droit». Mais jusqu'à quand la désobéissance sociale pourra-t-elle tenir ? «Nous manquons d'organisation», concède Reza, un ingénieur. «Et puis, combien de temps vais-je pouvoir manquer le travail pour aller manifester ? Mon patron va finir par me virer», dit-il. De plus, reconnaît Zahra, les portes se referment peu à peu.

«J'ai bien songé à réunir des mères de famille pour aller faire un sit-in à Qom, la ville sainte, pour y rencontrer de grands ayatollahs… Mais ont-ils vraiment le pouvoir de nous aider ?», dit-elle, en référence au contrôle renforcé des gardiens de la révolution dans les affaires du pays. Ce sont eux, dit-on, qui ont la confiance du guide suprême. Fermement critiquée pour sa couverture pro-Ahmadinejad, la télévision d'État continue, pourtant, à frapper fort. Un nouveau programme qui passe en boucle dresse un portrait, sans concession, des manifestants. On y voit défiler, le visage flouté, certains «repentis», qui racontent avoir agi sur ordre d'opposants au régime basé en Angleterre et en France. «Ils veulent nous faire passer pour des voyous. C'est le début de la fin», se désole Mehdi, un ouvrier, contacté par téléphone.

Neda, victime et icône

Un hélicoptère militaire rase le ciel. Des coups retentissent. Par la fenêtre du petit immeuble, nous voyons des manifestants se disperser dans la confusion. «Ils nous tuent ! Ils nous tuent !», hurle l'un d'entre eux. Le lendemain, nous apprendrons qu'une jeune femme, prénommée Neda, fait partie des victimes. Touchée à la poitrine, elle a succombé à ses blessures dans les bras de son professeur de musique. Elle venait d'avoir 26 ans. Sa vidéo, prise par un inconnu, a aussitôt fait le tour des sites Internet. Quelques minutes plus tard, les forces anti-émeutes dispersent les badauds.

La circulation reprend, comme si de rien n'était. Il est temps de partir, avant la prochaine tempête. Nous quittons notre petit immeuble, en empruntant un détour par l'avenue parallèle à Amir-Abbad. Puis nous longeons le dortoir des étudiants, attaqué dimanche soir, par les miliciens. La façade est calcinée. Les fenêtres ont volé en éclats. Le mur d'une chambre s'est même complètement effondré. «On nous a enfermés, on ne peut pas sortir», glisse un étudiant. «Mais s'il vous plaît, dites aux manifestants qu'on est avec eux», lance-t-il. Une prison virtuelle, à l'image de celle qui étouffe peu à peu les frondeurs de Téhéran.

Les armes redoutables de la répression en Iran

En coulisse, plusieurs centaines de personnes auraient été arrêtées depuis dix jours.

À terre ou via les airs. À coups de matraque ou de gaz lacrymogènes. Par canons à eau ou à balles réelles. Les autorités n'hésitent pas à recourir à une très large panoplie de moyens pour réprimer sévèrement les manifestants, ou intimider les responsables politiques et les envoyés spéciaux des journaux étrangers, qui ont dû finalement plier bagages. Depuis le discours vendredi d'Ali Khamenei, le guide suprême, qui ordonna aux protestataires de cesser leur fronde, la bride a été lâchée sur les unités antiémeutes. «Le régime a intégré le fait que le bilan de la répression peut être lourd, ça ne lui fait pas peur, explique un diplomate arabe à Téhéran. Dans un régime autoritaire, la violence fait partie de l'exercice du pouvoir», ajoute-t-il.

Chez les forces de l'ordre, la confrontation est conduite par un mélange de policiers antiémeutes, de miliciens islamiques du bassidj, de gardiens de la révolution (pasdarans) et d'éléments non identifiés. Une fois les rassemblements dispersés à coups de trique, des motos foncent sur les manifestants, qui refluent dans les ruelles adjacentes. En tandem souvent sur leurs deux-roues, les miliciens n'opèrent pas seuls : ils sont guidés par les hélicoptères blanc et bleu de la police, qui tournoient au-dessus d'eux.

«Les hélicoptères rendent compte immédiatement de ce qui se passe dans la rue», souligne un expert. Lundi dernier, les appareils de la municipalité de Téhéran auraient évalué à trois millions le nombre des participants à la marche pro-Moussavi. Du jamais-vu depuis la chute du Shah en 1979. D'où, selon certains, ces actes de vengeance perpétrés, quelques heures plus tard, dans les dortoirs de l'université de Téhéran, où cinq étudiants - trois filles et deux garçons - furent sauvagement assassinés. Leurs familles auraient reçu l'équivalent de 240 euros de compensation… Ils avaient été «vendus» par des indics, ou repérés par des caméras de surveillance installées dans les rues de la capitale.

Armés de machette

Avec leur casque et leur barbe de plusieurs jours, les bassidjis sont facilement reconnaissables. Dans les manifestations, certains sèment la terreur avec leur machette. «Ils viennent d'attaquer une fille», s'écriaient samedi des badauds, sur le boulevard Fatémi, non loin de la place de la Révolution, où deux mille intrépides venaient encore de défier le pouvoir. Sur le trottoir, deux bassidjis se hâtaient pour reculer ; l'un d'eux, la tête enveloppée dans un bandage. Le pouvoir n'en parle pas. Mais il y aurait aussi des pertes parmi les forces de l'ordre. Ces derniers mois, profitant de la proximité des marchés afghan et irakien, de plus en plus de familles, en effet, se sont armées.

Depuis plus d'une semaine, des unités pasdarans sont disséminées dans toute la ville de Téhéran. La journée, leur présence passe inaperçue au regard du profane. Le soir, en revanche, certains quartiers nord, haut lieu de la contestation, sont littéralement quadrillés par les gardiens de la révolution, qui multiplient les barrages, à partir de 22 heures. Et dès qu'un groupe de jeunes crie sa colère, les pasdarans n'hésitent pas à les tabasser copieusement. Certains sont même allés jusqu'à pénétrer dans un hôpital pour empêcher les chirurgiens d'opérer des manifestants blessés, selon un habitant du quartier de Vali Asr.

Dans leurs basses besognes, ils sont épaulés par les agents du ministère des Renseignements, qui écument les maisons pour faire stopper les cris d'«Allah Akbar» (Dieu est grand), scandés chaque nuit par des milliers de jeunes, depuis le toit de leurs immeubles. Redoutables grandes oreilles iraniennes : malgré les sanctions qui frappent la République islamique, en raison de ses ambitions nucléaires, elles ont encore réussi à acquérir du matériel sensible auprès de sociétés allemandes, pour mieux écouter les téléphones portables.

À la répression et aux arrestations s'ajoutent les manœuvres d'intimidation. Contre les dirigeants politiques réformateurs, qui ne veulent plus parler à la presse étrangère, de peur des représailles. Mais surtout contre ceux qui ont été arrêtés : «Avant de les libérer, raconte un autre diplomate, on leur fait comprendre que s'ils continuent de soutenir les frondeurs, leurs familles seront alors sérieusement inquiétées.»

Les pressions ont également redoublé contre la presse étrangère. Samedi, deux policiers se sont déplacés à notre hôtel, porteurs du message suivant : «Votre visa expire ce soir à minuit. N'essayez pas de prolonger votre séjour, vous serez dans l'illégalité. Personne ne pourra alors garantir votre sécurité.» Tous les journalistes étrangers ou presque devaient quitter Téhéran, ce week-end. Dimanche soir, un journaliste canadien de Newsweek a été arrêté.

Une prise de position attendue sur la burqa#

Bernard Accoyer s'est prononcé pour la création d'une mission d'enquête.

Nicolas Sarkozy doit prendre position aujourd'hui dans le débat sur la laïcité et les libertés publiques, réveillé par la polémique sur la burqa qui s'est brusquement enflammée avec la demande, par un groupe de parlementaires emmenés par l'élu PCF du Rhône André Gerin, d'une commission d'enquête parlementaire.

Le gouvernement n'a pas écarté l'idée de légiférer sur le port de ce voile intégral ne laissant paraître que les yeux, suscitant des réactions en cascade tout le week-end. Hier, le président de l'Assemblée nationale, Bernard Accoyer, a plaidé en faveur de la création d'une mission d'information parlementaire, chargée d'évaluer la situation, plutôt qu'une commission d'enquête jugée plus « comminatoire ». L'un des écueils principaux du débat est de « ne stigmatiser personne », a-t-il souligné.

Ce week-end, le Conseil français du culte musulman s'est montré très préoccupé par « la façon dont est évoqué le sujet ». « La pratique du port du niqab ou de la burqa (…) correspond à un usage très rare », défend cette instance représentative. Au contraire, Rama Yade a estimé samedi que le port de la burqa « est un phénomène qui se développe ».

Toutefois, l'idée de labourer à nouveau le délicat sujet de la laïcité et de l'expression des religions, alors que la loi de 2004 avait suscité tant de controverses, ne va pas sans inquiétudes. Le ministre de l'Immigration, Éric Besson, a émis publiquement des réserves. À gauche, Laurent Fabius et Martine Aubry ont mis en garde contre « les solutions simplistes » et la mise en cause de la religion musulmane.

Juridiquement, la question est complexe. La Chancellerie n'a pour l'instant pas été chargée de travaux préparatoires. Mais les débats autour de la loi de 2004 ont déjà souligné la grande difficulté de poser la norme. Une interdiction visant exclusivement le voile musulman risquerait de se trouver en opposition avec le principe de liberté de conscience et de religion. C'est pourquoi Luc Chatel a évoqué l'idée d'interdire le port « subi » de la burqa.

Les bassidji, milice poreuse du régime iranien

Ces petits gardiens de la Révolution composent une bonne partie de l'arsenal répressif du régime. Mais aussi nombreux soient-ils, leur soutien au Guide n'est pas indéfectible.

Lundi 15 juin, les bassidji ont tiré sur la foule. A l'arme automatique, ils ont abattu sept manifestants, des anonymes venus battre le pavé de l'avenue Azadi, l'artère principale de Téhéran. Mais qui sont ces miliciens, placés sous l'autorité des Gardes de la Révolution islamique?

"Leur origine remonte à la guerre entre l'Iran et l'Irak, juste après la révolution islamique, rappelle Azadeh Kian-Thiébaut, sociologue au centre Monde Iranien du CNRS. Ils constituaient alors un corps paramilitaire de volontaires, parfois très jeunes, puisque certains avaient 13 ou 14 ans."

En 1988, à la fin des hostilités, ils ne sont pas démantelés. Ali Khamenei, le successeur de Khomeini, décide d'en faire une force de répression interne, une milice morale en même temps qu'une soupape de sécurité. Formés par les vétérans de la "Guerre imposée", leur nombre croît de manière exponentielle. Aujourd'hui, selon les chiffres officiels, ils seraient plus de 4 millions, inféodés au Guide.

Jeunes défavorisés

Au contraire des pasdaran - la garde prétorienne du régime forte de 120 000 hommes - les bassidji ne sont pas un corps homogène. Pourtant, Azadeh Kian-Thiébaut en dresse le sociotype: "Ce sont majoritairement des jeunes de 20 à 30 ans, issus des couches populaires, notamment des banlieues les plus défavorisées de Téhéran".

Loin de tous être des bras idéologiques du régime, une bonne partie des bassidji a prêté allégeance à l'ayatollah Khamenei pour une raison plus matérielle que spirituelle: sortir de la misère. "Pour certains jeunes, entrer dans la milice permet d'avoir accès à un emploi rémunéré ou d'entrer à la l'université, puisque des quotas sont imposés", relève Azadeh Kian-Thiébaut.

Stigmatisés par la jeunesse pro-Moussavi, les martyrs d'hier ont perdu leur prestige. D'ailleurs, la sociologue estime que si la répression se durcit, "on risque d'assister à une fraction au sein des bassidji". Même enrôlés sous les prêches des mollahs, ces "gens du peuple" portent toujours l'habit civil.